Quel est le Le rôle de la psychologie clinique dans la gestion des crises humanitaires ?
Loin du fracas des explosions et du tumulte des camps de déplacés, une autre catastrophe, silencieuse et insidieuse, se propage au cœur des crises humanitaires. Ce sont les fractures psychiques, les deuils suspendus, les angoisses enkystées et les traumatismes qui déstructurent les individus et disloquent le tissu social. Pendant des décennies, la réponse humanitaire s'est concentrée, par nécessité impérieuse, sur la survie physique : l'eau, la nourriture, l'abri, les soins médicaux somatiques. L'esprit, lui, était considéré comme un luxe, une préoccupation pour l'après-crise, un domaine trop complexe et trop intime pour une intervention d'urgence. Cette dichotomie corps-esprit, vestige d'une pensée occidentale aujourd'hui largement dépassée, a longtemps laissé des millions de survivants dans un état de détresse psychologique profonde, compromettant leur capacité à se reconstruire et à participer activement à la réhabilitation de leur communauté.
L'émergence et la structuration de la psychologie clinique appliquée au champ humanitaire représentent une révolution paradigmatique. Il ne s'agit plus de "soigner les âmes" après avoir pansé les corps, mais de reconnaître que la santé mentale et le soutien psychosocial (SMSPS) sont une composante essentielle et indissociable de la réponse d'urgence. C'est un impératif éthique autant qu'une condition de l'efficacité de l'aide. Le rôle du psychologue clinicien dans ce contexte a dû se réinventer, s'éloignant du cadre feutré du cabinet pour investir un terrain chaotique, multiculturel et aux ressources limitées. Sa mission n'est plus seulement de traiter la psychopathologie avérée, mais de concevoir et de superviser des systèmes de soutien à multiples niveaux, visant à prévenir l'apparition de troubles sévères, à renforcer la résilience communautaire et à fournir des soins spécialisés à ceux qui en ont le plus besoin. Cet article se propose d'explorer en profondeur la nature complexe et la portée de ces interventions, en analysant les cadres théoriques qui les sous-tendent, les outils cliniques déployés, ainsi que les défis éthiques et opérationnels inhérents à cette pratique d'exception.
A. Le Spectre Psychopathologique des Crises Humanitaires : Au-delà du Trouble de Stress Post-Traumatique
L'imaginaire collectif associe quasi systématiquement les crises humanitaires au trouble de stress post-traumatique (TSPT). Si cette pathologie est effectivement prévalente, réduire l'impact psychologique d'une catastrophe, d'une guerre ou d'un déplacement forcé à ce seul diagnostic serait une simplification grossière et dangereuse. La réalité clinique sur le terrain est infiniment plus complexe et nuancée. Les populations affectées présentent un spectre psychopathologique large, où les symptômes s'entremêlent et où la distinction entre une réaction de détresse normale et un trouble clinique caractérisé devient un enjeu diagnostique et éthique majeur.
En premier lieu, il est crucial de distinguer la détresse psychologique des troubles mentaux. La peur, l'anxiété, la tristesse, l'insomnie ou l'irritabilité sont des réactions humaines adaptatives et attendues face à des événements de vie extrêmes et à la perte de repères fondamentaux (sécurité, foyer, proches, statut social). Pathologiser systématiquement cette détresse reviendrait à médicaliser la souffrance humaine et à ignorer les formidables capacités de résilience des individus et des communautés. La première mission du psychologue est donc d'opérer ce discernement : identifier les manifestations de détresse qui, bien qu'intenses, relèvent d'un processus d'adaptation, et celles qui, par leur persistance, leur sévérité et l'altération fonctionnelle qu'elles engendrent, basculent dans le champ du trouble clinique.
Au-delà du TSPT, la clinique humanitaire est dominée par plusieurs tableaux :
- Les troubles anxieux généralisés et les attaques de panique : Ils sont alimentés par l'incertitude constante quant à l'avenir, la sécurité physique menacée, la précarité économique et la crainte pour ses proches.
- Les troubles dépressifs majeurs : Ils sont souvent liés aux pertes multiples et cumulatives. Il ne s'agit pas seulement du deuil de personnes, mais aussi du deuil d'une vie, d'un statut, d'un projet, d'une culture. Cette dimension est centrale dans les populations déplacées ou réfugiées.
- Le deuil complexe ou prolongé : Dans un contexte de crise, les rituels funéraires sont souvent impossibles à accomplir, les corps ne sont pas retrouvés, et la mort est massive et violente. Ce "deuil empêché" peut geler le processus psychique normal et se transformer en un trouble durable, caractérisé par une nostalgie douloureuse et une incapacité à se réinvestir dans la vie.
- Les troubles liés à l'utilisation de substances : Comme mécanisme d'adaptation dysfonctionnel pour gérer une angoisse insupportable, l'augmentation de la consommation d'alcool ou d'autres substances est une comorbidité fréquente.
- Les troubles somatoformes : La souffrance psychique, lorsqu'elle ne peut être verbalisée ou pensée, notamment dans des contextes culturels où l'expression émotionnelle directe est peu valorisée, se manifeste souvent par le corps (douleurs chroniques, céphalées, troubles gastro-intestinaux sans cause organique identifiable).
Enfin, l'impact psychologique ne se limite pas à l'individu. Les crises humanitaires provoquent une désintégration du lien social. La méfiance s'installe, les structures familiales sont éclatées, les rôles sociaux traditionnels sont bouleversés (par exemple, les enfants deviennent chefs de famille), et les mécanismes de soutien communautaire s'effondrent. L'intervention psychologique doit donc impérativement adopter une perspective systémique, en considérant que la guérison individuelle est indissociable de la reconstruction du tissu social.
B. Le Modèle d'Intervention en Santé Mentale et Soutien Psychosocial (SMSPS) : Une Approche Systémique et Échelonnée
Face à l'ampleur des besoins et à la complexité des tableaux cliniques, l'approche traditionnelle du "un psychologue pour un patient" est non seulement irréalisable, mais aussi inadéquate. La réponse moderne s'articule autour du modèle de la pyramide d'intervention en Santé Mentale et Soutien Psychosocial (SMSPS), développé et promu par le Comité permanent interorganisations (IASC). Ce cadre conceptuel, qui constitue la pierre angulaire de toute action humanitaire dans ce domaine, propose une approche de santé publique, échelonnée et complémentaire, qui vise à atteindre le plus grand nombre de personnes de la manière la plus appropriée. Le psychologue clinicien y joue un rôle de supervision, de formation et d'expert, bien plus que de simple praticien de première ligne.
La pyramide du SMSPS se compose de quatre niveaux interdépendants :
Niveau 1 : Prise en compte des considérations sociales dans les services de base et la sécurité. Ce socle de la pyramide est fondamental et rappelle un principe essentiel : il n'y a pas de santé mentale sans sécurité physique et sociale. Avant toute intervention psychologique, il est impératif de garantir l'accès à l'eau potable, à la nourriture, à un abri sûr et à des soins de santé primaires. Ce niveau insiste sur le fait que tous les acteurs humanitaires (logisticiens, ingénieurs, médecins généralistes) ont un rôle à jouer dans la protection psychosociale. Par exemple, concevoir un camp de réfugiés avec des latrines bien éclairées et situées dans des zones sûres est une mesure de prévention des violences sexuelles et donc une intervention de santé mentale à part entière. Le rôle du psychologue à ce niveau est de conseiller les autres secteurs pour qu'ils intègrent cette dimension "psychosociale" dans toutes leurs actions (principe du mainstreaming).
Niveau 2 : Renforcement des soutiens communautaires et familiaux. Ce deuxième niveau vise à réactiver les mécanismes de guérison et de soutien propres à la communauté. Plutôt que d'importer des solutions extérieures, il s'agit d'identifier et de renforcer les ressources locales : leaders communautaires, guérisseurs traditionnels (en faisant preuve de discernement critique), groupes de femmes, activités pour les jeunes, espaces sécurisés pour les enfants (Child-Friendly Spaces). L'objectif est de recréer du lien social, de briser l'isolement, de restaurer un sentiment de normalité et d'agentivité collective. Le psychologue intervient ici comme un facilitateur, un formateur, aidant les communautés à organiser elles-mêmes des activités de soutien mutuel et de cohésion sociale.
Niveau 3 : Services de soutien ciblés et non spécialisés. Ce niveau s'adresse aux personnes qui, malgré les soutiens des niveaux 1 et 2, présentent des signes de détresse psychologique plus marquée et des difficultés fonctionnelles. L'intervention phare à ce niveau est les Premiers Secours Psychologiques (PSP), qui seront détaillés dans la section suivante. On y trouve aussi des interventions de groupe thématiques (gestion du deuil, parentalité en situation de stress) ou des formes de soutien individuel de base, souvent délivrées par des travailleurs psychosociaux ou des volontaires locaux formés et supervisés par des spécialistes. Le psychologue clinicien est ici le garant de la qualité de ces interventions : il forme les intervenants, assure une supervision clinique régulière et met en place un système de référencement pour les cas plus complexes.
Niveau 4 : Services spécialisés. C'est le sommet de la pyramide, réservé aux personnes souffrant de troubles mentaux sévères qui altèrent significativement leur fonctionnement et qui n'ont pas répondu aux interventions des niveaux inférieurs. C'est ici que la compétence clinique du psychologue est directement sollicitée pour le diagnostic et le traitement. Cela inclut la mise en œuvre de thérapies probantes et adaptées au contexte (psychothérapies individuelles ou de groupe) et la collaboration étroite avec les psychiatres pour la gestion des traitements pharmacologiques. En raison de la rareté des ressources spécialisées, ce niveau ne concerne qu'une petite fraction de la population, ce qui souligne l'importance capitale des trois autres niveaux pour prévenir l'engorgement de ce service d'exception.
C. Les Premiers Secours Psychologiques (PSP) : Intervention Fondamentale en Phase Aiguë
Dans le chaos qui suit immédiatement une catastrophe, les Premiers Secours Psychologiques (PSP) constituent l'intervention de première ligne la plus recommandée et la plus disséminée au niveau mondial, notamment par l'Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Il est crucial de comprendre ce que sont les PSP, et surtout, ce qu'ils ne sont pas. Il ne s'agit ni d'une thérapie, ni d'un débriefing psychologique (une technique qui consiste à faire raconter en détail l'événement traumatique, aujourd'hui controversée car potentiellement iatrogène en phase aiguë), ni d'un diagnostic.
Les PSP sont une approche humaniste et pragmatique visant à apporter un soutien immédiat aux personnes en état de détresse. L'objectif n'est pas de faire parler la personne de son traumatisme, mais de répondre à ses besoins immédiats de manière respectueuse et non intrusive. Les PSP peuvent être administrés par n'importe quel acteur de première ligne (secouriste, enseignant, volontaire) après une courte formation. Ils reposent sur trois principes d'action simples, souvent résumés par l'acronyme "Regarder, Écouter, Lier".
Regarder : Il s'agit d'abord d'observer la situation pour identifier les dangers potentiels, les personnes ayant des besoins urgents évidents (blessés, personnes en état de choc) et celles présentant des signes de détresse aiguë (pleurs, agitation, prostration). Cette phase permet de prioriser l'action en toute sécurité.
Écouter : Cette phase consiste à approcher la personne de manière respectueuse, à se présenter et à offrir son aide sans s'imposer. Si la personne accepte, l'écoute est active et empathique. On lui demande de quoi elle a besoin maintenant. Les questions sont centrées sur les besoins pratiques et les préoccupations immédiates (retrouver un proche, avoir de l'eau, trouver un abri), et non sur les détails de l'événement traumatique. L'objectif est de calmer la personne, de la valider dans ses émotions ("il est normal de se sentir ainsi dans une telle situation") et de l'aider à retrouver un sentiment de contrôle.
Lier : C'est la phase la plus concrète. Elle consiste à aider la personne à satisfaire ses besoins de base en la connectant aux services disponibles (poste de secours médical, point de distribution d'eau, service de recherche de personnes disparues). Il s'agit aussi de l'aider à mobiliser ses propres ressources et son réseau de soutien social (la mettre en contact avec sa famille, ses voisins). Enfin, cette phase inclut la transmission d'informations simples, précises et fiables sur la situation et sur l'aide disponible, ce qui contribue grandement à réduire l'anxiété et le sentiment d'impuissance.
Les PSP incarnent parfaitement la philosophie du SMSPS : une intervention à bas seuil, déprofessionnalisée, axée sur la sécurité, la dignité et le renforcement des capacités d'adaptation, et qui constitue une porte d'entrée vers des soins plus spécialisés si nécessaire.
D. Interventions Thérapeutiques Spécifiques et Adaptées au Contexte
Lorsque les interventions des niveaux inférieurs de la pyramide ne suffisent pas et qu'un trouble clinique caractérisé est diagnostiqué (Niveau 4), le psychologue clinicien doit déployer des stratégies thérapeutiques spécifiques. Cependant, l'importation directe de modèles psychothérapeutiques développés dans des contextes occidentaux, à hauts revenus, serait une erreur épistémologique et clinique. L'efficacité de ces interventions dépend de leur adaptation culturelle et de leur faisabilité logistique. Au cours des deux dernières décennies, plusieurs approches fondées sur des preuves (evidence-based) ont été testées et validées pour une utilisation en contexte humanitaire.
La Thérapie Cognitive et Comportementale Axée sur le Traumatisme (TCC-T / TF-CBT) : Particulièrement efficace auprès des enfants et des adolescents présentant un TSPT, cette approche structurée intègre des techniques de psychoéducation, de relaxation, de régulation émotionnelle, d'exposition narrative progressive au souvenir traumatique, et de restructuration cognitive. Elle inclut souvent une composante parentale pour aider les parents à mieux soutenir leur enfant. Son format structuré et manualisé facilite sa dissémination et la formation des thérapeutes locaux.
La Thérapie par l'Exposition Narrative (TEN / NET) : Développée spécifiquement pour les survivants de traumatismes multiples et complexes (torture, guerre civile), la TEN est particulièrement adaptée aux contextes de violence organisée. Le patient construit, avec l'aide du thérapeute, un récit chronologique de sa vie entière, en déposant des "fleurs" (événements positifs) et des "pierres" (événements traumatiques) sur une ligne de vie symbolisée par une corde. En revisitant les souvenirs traumatiques dans le contexte de l'ensemble de son histoire de vie, le patient intègre ces fragments mnésiques dans sa mémoire autobiographique, ce qui réduit leur caractère intrusif. La TEN a l'avantage d'être une thérapie brève (un nombre limité de séances) et de produire un témoignage écrit qui peut avoir une valeur de plaidoyer et de reconnaissance.
La Thérapie Interpersonnelle (TIP / IPT) : Initialement développée pour la dépression, la TIP s'avère très pertinente en contexte humanitaire car elle se concentre sur les difficultés relationnelles actuelles du patient, souvent exacerbées par la crise. Elle se focalise sur une des quatre aires problématiques : le deuil, les conflits interpersonnels, les transitions de rôle ou le déficit interpersonnel. En aidant le patient à améliorer ses relations et son réseau de soutien social, la TIP agit directement sur un facteur clé de la dépression liée aux pertes et aux bouleversements sociaux.
Les approches de groupe : Pour des raisons d'efficacité et de rentabilité, les modalités groupales sont souvent privilégiées. Elles permettent non seulement de traiter plus de personnes, mais aussi de briser l'isolement, de normaliser l'expérience, de favoriser le soutien mutuel et de recréer du lien social. De nombreuses thérapies, y compris la TCC ou la TIP, peuvent être adaptées en format de groupe.
Le rôle du psychologue clinicien est de sélectionner l'approche la plus pertinente en fonction du tableau clinique, du contexte culturel et des ressources disponibles, puis de former et de superviser étroitement les thérapeutes nationaux qui la mettront en œuvre, dans une optique de renforcement des capacités locales et de pérennisation des soins.
E. Les Défis Éthiques et Culturels de l'Intervention Psychologique en Contexte Humanitaire
La pratique de la psychologie en contexte humanitaire est jalonnée de défis éthiques et culturels qui exigent du clinicien une réflexivité constante et une grande humilité. L'application mécanique de principes et de techniques psychologiques sans une profonde compréhension du contexte peut s'avérer non seulement inefficace, mais aussi préjudiciable, violant le principe fondamental de "ne pas nuire" (primum non nocere).
Le premier écueil est celui de l'ethnocentrisme et de l'impérialisme culturel. Les concepts de "traumatisme", de "dépression" ou même de "santé mentale" sont des constructions sociales qui n'ont pas d'équivalent universel. Imposer une nosographie et des modèles thérapeutiques occidentaux sans en questionner la pertinence culturelle peut conduire à pathologiser des expressions de souffrance locales parfaitement normales (par exemple, des rituels de deuil impliquant des transes ou des communications avec les esprits) ou à proposer des solutions déconnectées des systèmes de sens et de guérison de la communauté. Une collaboration étroite avec des anthropologues, des sociologues et, surtout, avec les membres de la communauté elle-même (leaders, guérisseurs, aînés) est indispensable pour développer des interventions culturellement sensibles et acceptables.
Le second défi majeur concerne les dilemmes éthiques liés au cadre d'intervention.
- La confidentialité : Comment garantir la confidentialité des entretiens dans un camp de réfugiés où les tentes sont collées les unes aux autres et où tout le monde se connaît ? La "confidentialité poreuse" est une réalité qui nécessite de trouver des arrangements créatifs et de discuter explicitement de ses limites avec les bénéficiaires.
- Les rôles multiples : L'intervenant psychosocial peut être à la fois perçu comme un thérapeute, un distributeur d'aide matérielle, un défenseur des droits, etc. La gestion de ces rôles multiples et des attentes qu'ils génèrent est complexe et peut brouiller la relation thérapeutique.
- La gestion des ressources limitées : Qui a accès aux soins spécialisés, rares et coûteux ? Sur quels critères se base-t-on pour prioriser les patients ? Ces décisions de "rationnement" sont d'une grande violence éthique et exigent des protocoles clairs et transparents.
- La durabilité : Que se passe-t-il lorsque le projet humanitaire se termine et que l'ONG quitte la zone ? L'arrêt brutal d'un soutien psychologique peut créer un sentiment d'abandon et aggraver la situation des bénéficiaires. Cela souligne l'impératif de travailler dès le départ sur le renforcement des capacités locales pour assurer la pérennité des actions.
Le psychologue doit donc constamment naviguer entre l'adhésion aux principes éthiques universels de sa profession et la nécessité de les adapter de manière pragmatique et respectueuse à un contexte extra-ordinaire.
F. La Santé Mentale des Intervenants : Le Soutien aux Soutenants
Une mission humanitaire ne peut être efficace si ceux qui la mènent sont eux-mêmes en état de souffrance psychologique. Les intervenants humanitaires, qu'ils soient expatriés ou nationaux, sont exposés à des niveaux de stress extrêmes et continus : insécurité, conditions de vie difficiles, charge de travail écrasante, confrontation quotidienne à la mort et à la souffrance humaine. Cette exposition les rend particulièrement vulnérables à plusieurs risques psychosociaux.
La traumatisation vicariante est l'un des plus importants. Elle se définit comme la transformation profonde et durable de la vision du monde, de soi et des autres chez le soignant, résultant de l'écoute empathique de récits de traumatismes. Le monde, autrefois perçu comme juste et sûr, peut devenir un lieu menaçant et insensé.
L'épuisement professionnel (burnout), caractérisé par un épuisement émotionnel, une dépersonnalisation (cynisme, distance vis-à-vis des bénéficiaires) et un sentiment d'inefficacité, est également très fréquent. Il est souvent la conséquence d'une surcharge de travail chronique et d'un manque de soutien organisationnel.
Enfin, l'usure de compassion se manifeste par une diminution de la capacité à ressentir de l'empathie pour les autres, comme un mécanisme de défense pour se protéger d'une surcharge émotionnelle.
Prendre soin de la santé mentale des équipes n'est donc pas un luxe, mais une condition sine qua non de la qualité et de l'éthique de l'intervention. Les organisations humanitaires ont la responsabilité de mettre en place un système de soutien robuste pour leur personnel (staff care), qui doit inclure :
- Avant la mission : Une sélection rigoureuse, une formation complète sur les risques psychosociaux et les stratégies de gestion du stress.
- Pendant la mission : Un management attentif et soutenant, des conditions de vie et de travail décentes, des temps de repos réguliers, l'accès à une supervision clinique individuelle et à des espaces de parole en équipe (débriefings techniques et soutien par les pairs). La présence d'un psychologue dédié au soutien du personnel est un atout majeur.
- Après la mission : Un débriefing de fin de mission obligatoire, un suivi psychologique systématiquement proposé, et un temps de transition pour faciliter le retour à une vie "normale".
Le soutien aux soutenants est le garant de la pérennité de l'action humanitaire et le reflet de la cohérence d'une organisation qui prône la santé mentale pour les bénéficiaires tout en protégeant celle de ses propres employés.
Conclusion
Le rôle de la psychologie clinique dans la gestion des crises humanitaires a connu une mutation profonde, passant d'une intervention marginale et tardive à une composante centrale et intégrée de la réponse d'urgence. L'évolution conceptuelle majeure a été le passage d'un modèle biomédical centré sur la pathologie individuelle à un modèle de santé publique systémique et échelonné, incarné par la pyramide du SMSPS. Dans ce cadre, le psychologue clinicien n'est plus seulement le praticien au sommet de la pyramide, mais un architecte du système tout entier : il est formateur, superviseur, consultant, évaluateur de programmes et garant de la qualité clinique et éthique à tous les niveaux.
Loin de se limiter à la prise en charge du trouble de stress post-traumatique, sa pratique doit embrasser la complexité du spectre psychopathologique induit par les crises, en distinguant la détresse adaptative du trouble avéré. Elle doit mobiliser des outils pragmatiques comme les Premiers Secours Psychologiques et des approches thérapeutiques probantes mais adaptées culturellement, telles que la TEN ou la TIP. Cette praxéologie ne peut cependant faire l'économie d'une réflexivité éthique constante face aux écueils de l'ethnocentrisme et aux dilemmes insolubles du terrain. Enfin, elle intègre la conscience aiguë que la soutenabilité de l'aide dépend de la santé mentale de ceux qui la délivrent.
L'enjeu fondamental pour l'avenir réside dans le renforcement des capacités locales, afin que les communautés et les systèmes de santé nationaux puissent s'approprier durablement les compétences en SMSPS. Il s'agira également d'innover, notamment par l'intégration des technologies numériques pour la formation et la supervision à distance, et de consolider l'intégration du SMSPS avec les autres secteurs de l'aide (santé, nutrition, éducation, protection). La psychologie humanitaire a démontré sa pertinence et son impérieuse nécessité. Son défi permanent est de rester humble, créative et rigoureuse pour accompagner, avec justesse et respect, la résilience et la reconstruction des individus et des sociétés meurtris par la crise.
Les sources :
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