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L’Hygiène Bucco-Dentaire et l’Apparition de Troubles Neurodégénératifs : Quand la Neurologie Regarde la Bouche


Pendant des décennies, la médecine a opéré selon une cartographie corporelle fragmentée. Le cerveau était le domaine souverain du neurologue, le cœur celui du cardiologue, et la bouche, cet espace si familier et pourtant si complexe, était largement reléguée au dentiste. Cette vision en silos, bien que nécessaire à la spécialisation, a longtemps occulté une vérité fondamentale : le corps est un système intégré où les frontières entre organes sont poreuses. Une infection locale n'est que rarement un événement isolé. L'idée qu'une gingivite chronique ou une parodontite sévère puisse être autre chose qu'un problème de mauvaise haleine, de déchaussement dentaire ou de douleur était, pour beaucoup, contre-intuitive. Pourtant, un corpus de recherche scientifique de plus en plus robuste et convergent force aujourd'hui la communauté médicale et psychologique à reconsidérer radicalement la cavité buccale. Elle n'est plus seulement la porte d'entrée de la nutrition, mais une potentielle voie royale pour des processus pathologiques capables d'atteindre et d'endommager le sanctuaire le plus protégé de notre organisme : le cerveau. Cet article se propose d'explorer les mécanismes complexes et les preuves cliniques qui lient désormais de manière indissociable la santé de notre bouche à la santé de notre esprit, suggérant que l'une des clés de la prévention des maladies neurodégénératives pourrait se trouver, littéralement, au bout de notre brosse à dents.

A. Le Microbiote Oral : Un Écosystème Complexe et Souvent Négligé

La cavité buccale humaine est tout sauf un environnement stérile. Elle abrite le deuxième microbiome le plus complexe du corps après le côlon, avec plus de 700 espèces de bactéries, mais aussi des champignons, des virus et des archées. Cet écosystème, lorsqu'il est en équilibre (eubiose), joue un rôle protecteur essentiel. Les bactéries commensales occupent les niches écologiques, empêchant la colonisation par des pathogènes exogènes, et participent à la première étape de la digestion.

Cependant, cet équilibre est fragile. Une hygiène bucco-dentaire déficiente, des facteurs génétiques, le tabagisme, le diabète ou encore certains médicaments peuvent entraîner une rupture de cet équilibre, un état appelé dysbiose. La dysbiose orale se caractérise par une prolifération de bactéries pathogènes anaérobies Gram-négatif au détriment des espèces bénéfiques. Cette modification de l'écosystème est le point de départ de la plupart des maladies bucco-dentaires, notamment la gingivite (inflammation des gencives) et sa forme plus sévère et destructrice, la parodontite.

La parodontite est une maladie inflammatoire chronique qui affecte les tissus de soutien de la dent (le parodonte), incluant la gencive, l'os alvéolaire, le cément et le ligament parodontal. Elle se manifeste par la formation de "poches parodontales", des espaces entre la dent et la gencive où les bactéries pathogènes prolifèrent. Les gencives deviennent enflammées, saignent facilement et, sans traitement, l'infection conduit à une destruction progressive de l'os, provoquant la mobilité puis la perte des dents.

Le problème majeur de la parodontite, au-delà de ses conséquences locales, est qu'elle transforme la gencive en une plaie ouverte chronique de plusieurs centimètres carrés. Le tissu gingival, richement vascularisé et ulcéré, devient une porte d'entrée permanente pour les bactéries et leurs produits toxiques dans la circulation sanguine systémique. Chaque brossage, chaque mastication, peut provoquer une bactériémie transitoire, disséminant ces agents pathogènes dans tout l'organisme.

Parmi les acteurs microbiens les plus étudiés dans ce contexte, une bactérie se distingue par son rôle particulièrement agressif et ses mécanismes de virulence sophistiqués : Porphyromonas gingivalis. Considérée comme un pathogène clé de la parodontite, cette bactérie possède un arsenal d'enzymes protéolytiques, les gingipaïnes, qui lui permettent de dégrader les protéines de l'hôte, de déjouer le système immunitaire et de favoriser l'inflammation. Comme nous le verrons, P. gingivalis et ses gingipaïnes ne se contentent pas d'agir localement ; ils sont devenus des suspects de premier plan dans l'étiologie de plusieurs troubles neurodégénératifs. D'autres pathogènes parodontaux, tels que Tannerella forsythia ou Treponema denticola, sont également impliqués, agissant souvent en synergie pour créer un biofilm pathogène robuste et un état inflammatoire persistant.

Comprendre la dysbiose orale n'est donc pas seulement une question de dentisterie. C'est le premier chapitre d'une histoire qui se propage bien au-delà de la bouche, une histoire où des micro-organismes locaux deviennent les instigateurs d'une inflammation systémique qui, à son tour, peut allumer un feu destructeur dans le cerveau.

B. La Barrière Hémato-Encéphalique : Le Sanctuaire Cérébral Assiégé

Le cerveau est un organe métaboliquement très actif et extraordinairement sensible. Pour le protéger des toxines, des agents pathogènes et des fluctuations de la composition sanguine, il est isolé du reste du corps par une structure hautement sélective : la barrière hémato-encéphalique (BHE). Cette barrière est formée par les cellules endothéliales des capillaires cérébraux, reliées par des jonctions serrées très efficaces, et soutenues par les péricytes et les pieds astrocytaires. La BHE régule précisément le passage des nutriments essentiels tout en bloquant l'entrée de la quasi-totalité des molécules et des micro-organismes potentiellement dangereux.

Pendant longtemps, la BHE a été considérée comme une forteresse imprenable. Cependant, les recherches récentes ont montré que son intégrité peut être compromise par divers facteurs, et notamment par l'inflammation systémique chronique. Une infection persistante dans la bouche, comme la parodontite, génère une libération continue de médiateurs pro-inflammatoires dans la circulation sanguine, tels que le facteur de nécrose tumorale alpha (TNF-α), l'interleukine-1 bêta (IL-1β) et l'interleukine-6 (IL-6). Ces cytokines, en circulant dans tout l'organisme, peuvent atteindre les capillaires cérébraux.

Une fois sur place, elles agissent sur les cellules endothéliales de la BHE, provoquant une augmentation de sa perméabilité. Elles peuvent réduire l'expression des protéines des jonctions serrées (comme la claudine-5 et l'occludine), qui sont les véritables "verrous" de la barrière. Cet affaiblissement de la BHE ouvre des brèches, la rendant plus vulnérable à l'infiltration d'éléments indésirables provenant du sang.

Le danger ne s'arrête pas là. Certains pathogènes oraux, et en particulier P. gingivalis, ont développé des stratégies pour franchir directement cette barrière affaiblie, ou même une BHE intacte. Plusieurs mécanismes ont été proposés et démontrés dans des modèles animaux :

  • L'invasion directe : P. gingivalis peut directement infecter les cellules endothéliales de la BHE et les traverser pour atteindre le parenchyme cérébral.
  • Le "cheval de Troie" : La bactérie peut infecter des monocytes circulants (un type de globule blanc) et utiliser ces cellules immunitaires, qui sont autorisées à traverser la BHE dans certaines conditions, comme véhicule pour s'infiltrer dans le cerveau.
  • La dissémination de toxines : Les gingipaïnes, ces enzymes toxiques produites par P. gingivalis, sont suffisamment petites pour traverser une BHE compromise. Une fois dans le cerveau, elles peuvent exercer leurs effets destructeurs sur les neurones et les autres cellules cérébrales.
  • La voie nerveuse rétrograde : Une autre hypothèse, de plus en plus soutenue, est que les pathogènes oraux pourraient ne pas passer par le sang. Ils pourraient envahir les terminaisons nerveuses présentes dans la cavité buccale, comme celles du nerf trijumeau ou du nerf olfactif, et migrer de manière rétrograde le long des axones pour atteindre directement le tronc cérébral et d'autres structures cérébrales, contournant ainsi complètement la BHE.

Ainsi, la parodontite chronique ne se contente pas de créer une inflammation systémique qui "bombarde" la BHE de l'extérieur. Elle libère également des agents pathogènes et des toxines capables d'exploiter les failles de cette barrière ou de trouver des chemins alternatifs pour envahir le système nerveux central. Le sanctuaire cérébral n'est plus à l'abri ; il est assiégé.

C. Inflammation Systémique et Neuro-inflammation : L'Incendie Silencieux

Une fois que les pathogènes oraux, leurs toxines ou les cytokines inflammatoires systémiques ont franchi la barrière hémato-encéphalique, ils déclenchent une réponse immunitaire à l'intérieur même du cerveau. Cette réponse est appelée neuro-inflammation. Elle est principalement orchestrée par deux types de cellules gliales : la microglie et les astrocytes.

La microglie constitue la première ligne de défense immunitaire du système nerveux central. Au repos, ces cellules surveillent en permanence leur microenvironnement. En présence d'un signal de danger — comme une bactérie, un débris cellulaire ou une protéine anormale — elles s'activent. Elles changent de forme, prolifèrent et migrent vers le site de l'agression. Elles libèrent alors un cocktail de molécules, incluant des cytokines pro-inflammatoires (TNF-α, IL-1β), des chimiokines pour attirer d'autres cellules immunitaires, et des espèces réactives de l'oxygène (radicaux libres) pour détruire les envahisseurs. Dans un contexte aigu, cette réponse est bénéfique et essentielle pour nettoyer le cerveau et le protéger.

Le problème survient lorsque l'agression est chronique, comme c'est le cas avec une parodontite non traitée qui alimente continuellement le cerveau en stimuli pro-inflammatoires. La microglie, au lieu de retourner à son état de repos, reste dans un état d'activation chronique. Cette activation prolongée devient délétère. La libération persistante de médiateurs inflammatoires et de radicaux libres crée un environnement toxique pour les neurones. Ce "feu" inflammatoire silencieux endommage les synapses (les connexions entre les neurones), altère la plasticité synaptique (essentielle à l'apprentissage et la mémoire), et peut à terme induire la mort neuronale (apoptose).

Les astrocytes, les cellules gliales les plus abondantes, sont également des acteurs clés de la neuro-inflammation. Normalement, ils assurent le soutien structurel et métabolique des neurones, régulent le flux sanguin et participent au recyclage des neurotransmetteurs. Sous l'effet de l'inflammation, ils deviennent "réactifs" (un processus appelé astrogliose). Les astrocytes réactifs peuvent perdre certaines de leurs fonctions de soutien et se mettre à produire, eux aussi, des cytokines pro-inflammatoires, amplifiant ainsi la boucle neuro-inflammatoire initiée par la microglie.

Ce processus de neuro-inflammation chronique de bas grade est aujourd'hui reconnu comme une caractéristique pathologique centrale de la quasi-totalité des maladies neurodégénératives, incluant la maladie d'Alzheimer, la maladie de Parkinson, la sclérose latérale amyotrophique et la démence vasculaire. Il ne s'agit plus de considérer la neuro-inflammation comme une simple conséquence de la mort neuronale, mais comme un moteur actif de la progression de la maladie.

Le lien avec la santé bucco-dentaire devient alors limpide. La parodontite agit comme un déclencheur et un amplificateur de ce processus. En maintenant un état d'inflammation systémique, elle fragilise la BHE. En permettant à des bactéries comme P. gingivalis et à leurs toxines d'infiltrer le cerveau, elle active directement la microglie et les astrocytes. La bouche devient ainsi une source lointaine mais continue de "carburant" pour l'incendie neuro-inflammatoire, qui consume lentement mais sûrement les circuits neuronaux et les fonctions cognitives.

D. Le Cas de la Maladie d'Alzheimer : Une Connexion de Plus en Plus Évidente

La maladie d'Alzheimer est la forme la plus courante de démence, caractérisée par une perte progressive de la mémoire et des fonctions cognitives. Sur le plan neuropathologique, elle est définie par deux lésions cérébrales majeures : l'accumulation de plaques extracellulaires de peptide bêta-amyloïde (Aβ) et la formation d'enchevêtrements neurofibrillaires intracellulaires de protéine tau hyperphosphorylée. Pendant des décennies, la recherche s'est concentrée sur ces deux protéines, considérées comme les principaux coupables. Cependant, la cause initiale de leur accumulation restait largement inconnue.

L'hypothèse infectieuse de la maladie d'Alzheimer, autrefois marginale, a gagné une crédibilité considérable ces dernières années, et la connexion avec la parodontite est au cœur de cette révolution conceptuelle. Plusieurs lignes de preuves convergentes soutiennent ce lien :

  • Preuves épidémiologiques : De nombreuses études longitudinales à grande échelle ont établi une corrélation statistiquement significative entre la parodontite chronique, la perte de dents et un risque accru de développer la maladie d'Alzheimer. Ces études montrent que les individus souffrant de parodontite modérée à sévère ont un risque plus élevé de déclin cognitif et de diagnostic d'Alzheimer des années plus tard, même après ajustement pour d'autres facteurs de risque comme l'âge, l'éducation ou les comorbidités vasculaires.
  • Découvertes post-mortem : Le point de bascule a été la découverte directe de P. gingivalis et de ses produits dans le cerveau de patients décédés de la maladie d'Alzheimer. Des études pionnières ont utilisé des techniques d'immunohistochimie et de PCR pour détecter l'ADN de la bactérie ainsi que ses gingipaïnes dans le cortex et l'hippocampe (une région cérébrale cruciale pour la mémoire) des patients. Fait marquant, ces agents pathogènes n'étaient que rarement trouvés dans le cerveau de sujets contrôles cognitivement sains. De plus, la charge en gingipaïnes était corrélée à la charge en protéine tau et en ubiquitine, un marqueur de neurodégénérescence.
  • Modèles animaux : Pour établir un lien de causalité, les chercheurs se sont tournés vers des modèles animaux. L'infection orale chronique de souris avec P. gingivalis a permis de reproduire de nombreux aspects de la pathologie d'Alzheimer. Ces souris ont montré une colonisation de leur cerveau par la bactérie, une augmentation significative de la production de peptide Aβ, une neuro-inflammation marquée et des déficits de mémoire et d'apprentissage lors de tests comportementaux.
  • L'hypothèse de la protection antimicrobienne : Ces découvertes ont donné un nouveau souffle à une théorie fascinante : l'hypothèse du peptide Aβ comme agent antimicrobien. Selon cette théorie, la production d'Aβ ne serait pas un événement pathologique primaire, mais une réponse de défense du système immunitaire inné du cerveau. Le peptide Aβ pourrait piéger et neutraliser les pathogènes (bactéries, virus, champignons) qui ont réussi à s'infiltrer dans le cerveau, en formant une sorte de filet gluant autour d'eux. Dans un contexte d'infection aiguë, ce mécanisme serait protecteur. Cependant, face à une infection chronique et persistante comme celle induite par P. gingivalis, la production d'Aβ deviendrait chronique et excessive. Les plaques amyloïdes, initialement protectrices, s'accumuleraient, deviendraient toxiques, déclencheraient une neuro-inflammation délétère et initieraient la cascade pathologique menant à la neurodégénérescence et à la démence. P. gingivalis serait donc un des déclencheurs de ce processus de défense qui devient incontrôlable.
  • Essais cliniques : La preuve la plus solide de ce lien causal proviendrait d'essais d'intervention. Se basant sur le rôle crucial des gingipaïnes, des sociétés de biotechnologie ont développé des inhibiteurs de ces enzymes. Un essai clinique de phase 2/3 a testé une petite molécule, l'atuzaginstat, capable de bloquer l'activité des gingipaïnes. Bien que l'essai ait montré des résultats complexes, une analyse de sous-groupe a révélé un ralentissement significatif du déclin cognitif chez les patients atteints d'Alzheimer léger à modéré qui avaient également une infection à P. gingivalis détectable dans leur salive. Ces résultats, bien que nécessitant confirmation, suggèrent fortement qu'en ciblant une toxine bactérienne d'origine orale, on pourrait potentiellement modifier le cours de la maladie d'Alzheimer.

E. Au-delà d'Alzheimer : Parkinson, Démences Vasculaires et Autres Troubles

Si le lien entre la santé bucco-dentaire et la maladie d'Alzheimer est le plus étudié, il est loin d'être le seul. Les mécanismes décrits précédemment — inflammation systémique, dysfonction de la BHE et neuro-inflammation — sont communs à de nombreuses pathologies neurologiques, suggérant que la parodontite pourrait être un facteur de risque ou un facteur aggravant pour un spectre plus large de troubles neurodégénératifs.

Maladie de Parkinson : La maladie de Parkinson est caractérisée par la mort des neurones dopaminergiques dans la substance noire du cerveau et par l'accumulation d'agrégats d'une protéine appelée alpha-synucléine (formant les corps de Lewy). L'inflammation joue également un rôle clé dans sa pathogenèse. Des études ont montré une association entre la parodontite et un risque accru de maladie de Parkinson. L'hypothèse "brain-first versus body-first" de Braak suggère que dans de nombreux cas, la pathologie de Parkinson pourrait commencer en dehors du cerveau, notamment dans le tractus gastro-intestinal ou la cavité nasale, et remonter au cerveau via le nerf vague ou le nerf olfactif. Le microbiote oral dysbiotique pourrait participer à ce processus. Des lipopolysaccharides (LPS), composants de la paroi des bactéries Gram-négatif comme P. gingivalis, sont de puissants inducteurs de l'agrégation de l'alpha-synucléine et de la neuro-inflammation dans les modèles animaux de Parkinson.

Démence Vasculaire : La démence vasculaire est le deuxième type de démence le plus courant. Elle résulte de lésions cérébrales causées par une altération du flux sanguin vers le cerveau, souvent suite à des accidents vasculaires cérébraux (AVC) majeurs ou à de multiples micro-infarctus. Le lien avec la santé bucco-dentaire est ici plus direct et bien établi. La parodontite est un facteur de risque indépendant reconnu pour les maladies cardiovasculaires, notamment l'athérosclérose, l'infarctus du myocarde et l'AVC. L'inflammation chronique induite par la parodontite favorise la formation de plaques d'athérome dans les artères, y compris les artères carotides et cérébrales. Les bactéries orales ont été retrouvées directement dans ces plaques athéromateuses. En augmentant le risque d'AVC et en contribuant à la rigidification des vaisseaux sanguins, la parodontite augmente directement le risque de développer une démence vasculaire.

Déclin Cognitif Général : Au-delà des diagnostics de démence spécifiques, une mauvaise santé bucco-dentaire est associée à une performance cognitive globalement plus faible et à un déclin cognitif plus rapide chez les personnes âgées. Des études longitudinales sur de larges cohortes ont montré que le nombre de dents restantes est un prédicteur de la fonction cognitive future. La perte de dents, souvent une conséquence ultime de la parodontite, peut avoir des conséquences multiples : une charge inflammatoire chronique, une mastication moins efficace (ce qui peut réduire le flux sanguin cérébral et l'apport en nutriments), et une altération des afférences sensorielles proprioceptives de la mâchoire vers le cerveau, qui participent à la stimulation de régions comme l'hippocampe.

Il apparaît donc que la santé orale n'est pas liée à une seule maladie neurodégénérative, mais qu'elle agit comme un modulateur global de la santé cérébrale. Elle peut initier ou accélérer différents types de pathologies neurodégénératives via des voies distinctes mais souvent interconnectées : la voie inflammatoire/infectieuse pour Alzheimer et Parkinson, et la voie vasculaire pour la démence vasculaire.

F. Implications Cliniques et Préventives : De la Brosse à Dents à la Santé Cérébrale

La reconnaissance de l'axe bouche-cerveau a des implications profondes et potentiellement transformatrices pour la pratique clinique, la santé publique et la recherche. Elle nous oblige à dépasser la fragmentation des soins et à adopter une vision plus holistique de la santé du patient.

Prévention Primaire et Secondaire : L'implication la plus évidente est le renforcement du message de prévention. L'hygiène bucco-dentaire — un brossage efficace deux fois par jour, l'utilisation de fil dentaire ou de brossettes interdentaires, et des visites régulières chez le dentiste pour des détartrages — n'est plus une simple question d'esthétique ou de prévention des caries. Elle doit être promue comme une stratégie de santé cérébrale à long terme. C'est une intervention non pharmacologique, à faible coût et à fort impact potentiel pour réduire le risque de déclin cognitif et de démence. Pour les individus présentant déjà des signes de déclin cognitif léger (MCI), le traitement agressif de toute maladie parodontale existante pourrait devenir une intervention standard pour tenter de ralentir la progression vers la démence.

Collaboration Interdisciplinaire : Le mur entre la dentisterie et la médecine générale, la neurologie ou la psychologie doit tomber. Les neurologues et les gériatres devraient systématiquement interroger leurs patients sur leur santé bucco-dentaire et les encourager à consulter un dentiste. Inversement, les dentistes sont en première ligne pour identifier les patients à risque. Une parodontite sévère chez un patient de 50 ou 60 ans devrait être considérée comme un signal d'alarme pour un risque accru non seulement de maladies cardiovasculaires, mais aussi de troubles neurodégénératifs. Des protocoles de communication et de référence croisée entre spécialités doivent être établis.

Le Rôle du Psychologue : Du point de vue de la psychologie, les implications sont multiples. Premièrement, il y a la question de l'adhésion au traitement et du changement de comportement. Le psychologue peut aider les patients à surmonter la phobie dentaire, à intégrer des routines d'hygiène dans leur quotidien et à comprendre les bénéfices à long terme de ces comportements. Deuxièmement, chez les patients déjà atteints de troubles neurodégénératifs, le maintien de l'hygiène bucco-dentaire devient un défi majeur. L'apathie, les troubles de la mémoire, les difficultés motrices (apraxie) peuvent rendre le brossage des dents impossible pour le patient. Le psychologue et l'ergothérapeute peuvent travailler avec les aidants et le personnel soignant pour développer des stratégies adaptées, simplifier les routines et utiliser des outils spécifiques (brosses à dents électriques, etc.) pour maintenir la santé orale et ainsi éviter d'ajouter une charge inflammatoire supplémentaire à un cerveau déjà vulnérable.

Politiques de Santé Publique : L'accès aux soins dentaires reste un problème majeur dans de nombreux pays, souvent mal remboursés et perçus comme non essentiels. Les preuves de l'axe bouche-cerveau devraient inciter les décideurs politiques à réévaluer l'importance des soins dentaires. Investir dans le remboursement des soins parodontaux et des visites préventives pourrait générer des économies substantielles à long terme en réduisant l'incidence ou en retardant l'apparition de maladies chroniques extrêmement coûteuses comme la démence. Des campagnes de sensibilisation du public sont nécessaires pour éduquer sur ce lien et présenter la visite chez le dentiste comme un acte de prévention pour la santé globale, au même titre que la surveillance de la tension artérielle ou du cholestérol.

Conclusion

La science a levé le voile sur une connexion intime et troublante entre l'écosystème microbien de notre bouche et la santé de notre cerveau. La parodontite chronique n'est plus un simple problème localisé, mais un facteur de risque systémique majeur, capable d'initier et d'alimenter les feux de la neuro-inflammation qui sous-tendent les maladies neurodégénératives. Des bactéries comme Porphyromonas gingivalis émergent comme des acteurs clés, capables de franchir les défenses cérébrales et de déclencher des cascades pathologiques autrefois attribuées uniquement à des facteurs génétiques ou au vieillissement.

Cette nouvelle compréhension nous offre un levier d'action préventif d'une puissance remarquable. Si des décennies de recherche n'ont pas encore abouti à un traitement curatif pour la maladie d'Alzheimer, la gestion de la santé bucco-dentaire représente une stratégie accessible et efficace pour en moduler le risque. Elle nous rappelle avec force que la santé n'est pas compartimentée et que des gestes simples, répétés quotidiennement, peuvent avoir des répercussions profondes sur notre bien-être à long terme. Le futur de la neurologie préventive se trouve peut-être, en partie, dans le miroir de notre salle de bain, nous invitant à prendre soin de notre cerveau en commençant par prendre soin de notre sourire.

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