La Maison Du Bilan, Neuropsychologie et psychologie clinique à Paris 9

Les différences culturelles : quel est l'impact dans le traitement des troubles psychiques ?


Imaginons un instant deux scènes. Dans un cabinet feutré de Genève, un psychiatre écoute un patient décrire un sentiment de vide existentiel, une anhédonie tenace et une culpabilité écrasante. Le diagnostic de trouble dépressif majeur, tel que défini par la cinquième édition du Manuel Diagnostique et Statistique des Troubles Mentaux (DSM-5), semble s'imposer. Simultanément, à des milliers de kilomètres de là, dans un village sénégalais, un guérisseur traditionnel est consulté pour des maux de tête persistants, une fatigue extrême et une sensation de "cœur qui brûle". Pour la communauté, ces symptômes ne relèvent pas d'une entité psychologique abstraite, mais d'une rupture d'harmonie avec les ancêtres ou de l'action d'un esprit malveillant. Le patient genevois et l'individu sénégalais éprouvent tous deux une profonde souffrance psychique, une altération de leur être-au-monde. Pourtant, le langage de leur détresse, les causes qu'ils y attribuent et les remèdes qu'ils recherchent divergent radicalement.

Cette dichotomie n'est pas anecdotique ; elle est au cœur d'une des questions les plus fondamentales et les plus complexes de la psychiatrie et de la psychologie clinique contemporaines : la tension entre l'universalité de la condition humaine et la particularité de ses expressions culturelles. Si la souffrance est un invariant anthropologique, sa mise en forme, sa signification et sa prise en charge sont inextricablement liées au tissu social, symbolique et linguistique dans lequel l'individu est immergé. L'ambition d'une nosographie psychiatrique universelle, portée par des classifications comme le DSM ou la Classification Internationale des Maladies (CIM), se heurte inévitablement à la réalité protéiforme de la détresse psychologique à travers le monde.

Cet article se propose d'explorer en profondeur les multiples facettes de cette interaction entre culture et santé mentale. Nous délaisserons l'idée simpliste d'un relativisme culturel absolu pour nous engager dans une analyse nuancée des mécanismes par lesquels la culture façonne l'expérience psychopathologique. Nous examinerons d'abord l'influence culturelle sur la sémiologie même des troubles, c'est-à-dire sur la manière dont les symptômes se manifestent et sont interprétés. Nous nous pencherons ensuite sur la diversité des modèles étiologiques – les explications que les sociétés donnent à la folie et au mal-être – et sur leurs conséquences directes sur les parcours de soins. Enfin, nous aborderons les défis critiques posés par la globalisation des modèles biomédicaux occidentaux, en interrogeant les enjeux éthiques et épistémologiques de la psychiatrie transculturelle à l'ère de la santé mentale globale. Il s'agit, in fine, de comprendre non pas si la culture "influence" la santé mentale, mais comment elle la constitue intrinsèquement.

A. Pathoplasticité et Pathogénie : Le Rôle Modulateur de la Culture sur l'Expression Symptomatique

Le débat historique en psychiatrie transculturelle oscille entre deux pôles : l'approche étique, qui postule l'existence de troubles mentaux universels dont les structures fondamentales sont identiques à travers les cultures, et l'approche émique, qui soutient que l'expérience de la détresse est si profondément enracinée dans un contexte local qu'elle ne peut être comprise qu'à travers les catégories de ce même contexte. Une perspective plus intégrative, et aujourd'hui largement acceptée, est celle de la pathoplasticité. Ce concept ne nie pas l'existence de vulnérabilités biologiques ou psychologiques potentiellement universelles (la composante pathogénique), mais affirme que la culture agit comme un puissant agent de mise en forme, sculptant le contenu, la fréquence et l'expression des symptômes (la composante pathoplastique).

L'influence pathoplastique de la culture s'exerce à plusieurs niveaux. Premièrement, la culture fournit un répertoire de symptômes "acceptables" ou "compréhensibles" pour exprimer une détresse. Dans de nombreuses sociétés non occidentales, où la distinction cartésienne entre le corps (soma) et l'esprit (psyché) est moins prégnante, la somatisation est une voie d'expression privilégiée. Une profonde tristesse ou une anxiété intense peuvent ne pas être verbalisées en termes psychologiques ("je suis déprimé", "je me sens coupable"), mais plutôt à travers des plaintes physiques : céphalées, douleurs thoraciques, vertiges, fatigue chronique. Ce n'est pas une dissimulation ou une incapacité à l'introspection, mais une grammaire différente de la souffrance. Le concept chinois de neurasthenia (shenjing shuairuo), bien que tombé en désuétude dans la nosographie occidentale, a longtemps servi de diagnostic fourre-tout pour des états de fatigue, d'irritabilité et de douleurs qui, dans un contexte occidental, auraient pu être qualifiés de dépression ou de trouble anxieux. Cette focalisation sur le corps permet souvent de légitimer la souffrance et le statut de malade sans attirer la stigmatisation associée aux troubles de "l'esprit".

Deuxièmement, la culture détermine le contenu thématique des expériences psychopathologiques, particulièrement dans les troubles psychotiques. Si la structure formelle d'un délire (par exemple, une conviction inébranlable et fausse) peut être universelle, son contenu est une véritable fenêtre sur les préoccupations, les peurs et les cadres de croyance d'une société. Un patient dans une société hautement technologique pourra développer un délire de persécution impliquant des micro-puces implantées par le gouvernement, tandis qu'un individu dans une communauté rurale d'Afrique subsaharienne pourra être convaincu d'être la cible d'un sortilège lancé par un voisin jaloux. De même, les hallucinations auditives peuvent prendre la forme de la voix de Dieu ou des saints dans des cultures à forte imprégnation religieuse, et celle d'une intelligence artificielle dans un autre contexte. Ces variations ne sont pas de simples "couleurs locales" ; elles sont au cœur de l'expérience vécue du patient et déterminent sa signification personnelle et sociale.

Troisièmement, les normes culturelles régissent les "règles d'affichage" émotionnel (display rules), qui dictent quelles émotions peuvent être exprimées, par qui, et dans quelles circonstances. Dans les cultures collectivistes, où l'harmonie du groupe prime sur l'affirmation de soi individuelle, l'expression directe de la colère ou de la frustration peut être fortement réprouvée. Une détresse interpersonnelle pourra alors s'exprimer de manière indirecte, par le retrait social ou, à nouveau, par des symptômes somatiques. À l'inverse, dans certaines cultures latines, des expressions émotionnelles intenses et théâtrales, comme lors d'un ataque de nervios (crise de nerfs), peuvent être considérées comme une réponse normale, bien que dramatique, à un stress aigu, et non nécessairement comme le signe d'un trouble psychiatrique chronique.

Enfin, il est crucial de mentionner les concepts culturels de la détresse (Cultural Concepts of Distress), terminologie adoptée par le DSM-5 pour remplacer l'ancienne notion de "syndromes liés à la culture" (culture-bound syndromes). Cette évolution terminologique reflète une meilleure compréhension du fait qu'il ne s'agit pas de troubles "exotiques", mais bien de manières localisées et cohérentes d'expérimenter, de comprendre et de communiquer une souffrance significative. Des exemples classiques incluent :

  • Le Kufungisisa ("penser trop") au Zimbabwe, un concept qui lie l'anxiété et la dépression à une rumination excessive, perçue comme dommageable pour l'esprit et le corps.
  • Le Taijin Kyofusho au Japon, une forme d'anxiété sociale dont le foyer n'est pas la peur d'être jugé négativement par autrui (comme dans le trouble d'anxiété sociale occidental), mais la peur d'offenser ou d'incommoder les autres par son propre corps, son regard ou ses odeurs. Cette distinction reflète une orientation culturelle vers l'autre et la responsabilité interpersonnelle.
  • Le Susto ("frayeur") en Amérique Latine, un état de maladie attribué à une expérience effrayante ayant provoqué la "perte de l'âme" du corps, se manifestant par de l'apathie, de la faiblesse et des troubles du sommeil.

Ces concepts ne sont pas simplement des curiosités anthropologiques. Ils représentent des cadres explicatifs cohérents qui donnent un sens à la souffrance et orientent la recherche d'aide. Les ignorer au profit d'une application mécanique des catégories du DSM revient à commettre une "erreur de catégorie" (category fallacy), en imposant un cadre diagnostique qui ne correspond pas à l'expérience vécue de l'individu.

B. Pluralisme Étiologique : Les Modèles Explicatifs de la Souffrance Psychique

La manière dont une société conçoit les causes de la maladie mentale (étiologie) est peut-être le facteur culturel le plus déterminant, car il conditionne tout le reste : la stigmatisation, la recherche d'aide, les attentes thérapeutiques et la réponse de la communauté. Alors que le modèle biomédical occidental, dominant dans la psychiatrie globale, tend à privilégier les étiologies neurobiologiques, génétiques et psychodynamiques individuelles, de très nombreuses cultures opèrent avec des modèles explicatifs radicalement différents, souvent superposés. On peut schématiquement distinguer plusieurs grands registres étiologiques.

Le premier est le registre surnaturel ou magico-religieux. Dans ce cadre, la détresse mentale n'est pas un dysfonctionnement cérébral, mais le résultat d'une action extérieure d'agents non humains : possession par un esprit ou un démon, ensorcellement, châtiment divin pour une transgression morale ou rituelle, ou perte de la protection des ancêtres. Cette perspective a des implications profondes. Le "malade" n'est pas nécessairement perçu comme responsable de son état, mais comme une victime. La solution ne réside pas dans une psychothérapie ou une médication, mais dans des rituels d'exorcisme, des offrandes, des prières ou des cérémonies de purification menées par des spécialistes religieux (prêtres, imams, chamanes). Ce modèle est loin d'être limité aux sociétés traditionnelles ; il reste extrêmement prégnant au sein de nombreuses communautés immigrées dans les pays occidentaux et coexiste souvent avec une adhésion partielle au modèle biomédical.

Le deuxième grand registre est socio-relationnel. L'origine du trouble est ici localisée dans une dysharmonie au sein du réseau social de l'individu : conflits familiaux, déshonneur jeté sur la lignée, jalousie d'un voisin, pressions sociales insoutenables, ou rupture des liens communautaires. La maladie de l'individu est le symptôme d'un "corps social" malade. Au Japon, le phénomène du hikikomori, un retrait social extrême, est souvent interprété non pas comme un simple trouble psychiatrique individuel, mais comme une réponse à une pression écrasante à la conformité et à la performance scolaire et professionnelle. La thérapie, dans ce contexte, ne peut se limiter à l'individu ; elle doit impliquer la famille et parfois la communauté pour restaurer l'équilibre relationnel. La notion occidentale de confidentialité, par exemple, peut être perçue comme contre-productive si le problème est fondamentalement familial.

Le troisième registre est moral ou personnel. La souffrance peut être vue comme la conséquence d'une faiblesse de caractère, d'un manque de volonté, d'une paresse ou d'un échec moral. Cette attribution causale est particulièrement génératrice de stigmatisation et d'auto-dépréciation. Elle peut décourager la recherche d'aide, car admettre un problème reviendrait à avouer une défaillance personnelle. Bien que ce modèle soit présent dans de nombreuses cultures, il peut prendre des formes spécifiques. Dans certaines idéologies collectivistes, l'incapacité à "supporter" les difficultés pour le bien du groupe peut être source d'une grande honte.

Enfin, le modèle biomédical, centré sur le cerveau et la biochimie, est le quatrième registre majeur. Son expansion globale est indéniable, portée par l'autorité de la science occidentale et l'industrie pharmaceutique. Il offre l'avantage de "dé-stigmatiser" partiellement le trouble en le présentant comme une "maladie comme une autre", analogue au diabète ou à l'hypertension. Cependant, cette perspective peut aussi déposséder l'individu et sa communauté du sens de leur souffrance, la réduisant à un déséquilibre de neurotransmetteurs. Elle peut occulter les dimensions sociales, politiques et existentielles de la détresse, comme la pauvreté, l'oppression ou le déracinement.

Il est essentiel de comprendre que ces modèles ne sont pas mutuellement exclusifs. Un individu peut simultanément croire que sa dépression est causée par un manque de sérotonine (modèle biomédical), une punition divine pour ses péchés (modèle magico-religieux) et un conflit non résolu avec sa mère (modèle socio-relationnel). Cette superposition engendre ce que l'on nomme le pluralisme thérapeutique, un phénomène où les patients et leurs familles naviguent entre différents systèmes de soins, consultant à la fois un psychiatre, un médecin généraliste, un prêtre et un guérisseur traditionnel. Ce parcours n'est pas illogique ; il répond à une quête de sens et de solutions à différents niveaux. Le psychiatre pourra prescrire un antidépresseur pour gérer les symptômes, tandis que le guérisseur s'attaquera à la question existentielle du "pourquoi moi ?", en réinscrivant la souffrance dans un cadre cosmologique et communautaire signifiant.

C. Des Parcours de Soins aux Thérapies : L'Adaptation Culturelle des Interventions

Les différences dans l'expression des symptômes et les modèles étiologiques ont des conséquences directes sur la manière dont l'aide est recherchée et sur les types d'interventions jugées efficaces et acceptables. L'application brute et non adaptée des modèles de traitement occidentaux, qu'ils soient pharmacologiques ou psychothérapeutiques, se heurte à de nombreux obstacles et peut s'avérer non seulement inefficace, mais aussi culturellement intrusive.

La première étape, la recherche d'aide (help-seeking), est déjà profondément culturellement médiatisée. Le premier interlocuteur n'est que rarement un professionnel de la santé mentale. Il s'agit le plus souvent de la famille, des amis, d'un leader religieux ou d'un guérisseur traditionnel. Le recours à un psychiatre ou un psychologue est souvent une solution de dernier recours, lorsque toutes les autres options ont échoué. Ceci est dû à de multiples facteurs : la stigmatisation intense associée à la "folie", la méconnaissance des services de santé mentale, la barrière de la langue, le coût des soins, et une perception des approches psychologiques comme étant étrangères, froides ou ne s'attaquant pas aux "vraies" causes du problème (spirituelles ou sociales).

En ce qui concerne les interventions pharmacologiques, bien que les molécules puissent avoir une efficacité biochimique trans-culturelle, leur acceptation et leur observance sont variables. Les effets secondaires peuvent être interprétés différemment. Une sédation, perçue comme un effet indésirable dans une culture valorisant la performance et la vigilance, peut être vue positivement dans une autre comme un signe que le médicament "calme les esprits". Des facteurs pharmacogénétiques, liés à des variations enzymatiques entre populations, peuvent également influencer le métabolisme des médicaments et donc leur efficacité et leur toxicité, nécessitant des ajustements posologiques qui sont encore trop peu étudiés et appliqués.

Le défi est encore plus grand pour les psychothérapies, qui sont intrinsèquement des produits culturels. La psychothérapie analytique ou la thérapie cognitivo-comportementale (TCC), par exemple, reposent sur des présupposés typiquement occidentaux : une conception de l'individu comme un "soi" autonome et verbal, l'importance de l'introspection et de l'expression émotionnelle directe, une communication dyadique et confidentielle, et une orientation vers l'avenir et le changement personnel. Ces prémisses peuvent entrer en conflit avec les valeurs de cultures collectivistes, où le "soi" est interdépendant (interdependent self), où la discrétion et le maintien de l'harmonie sociale sont valorisés, et où le respect des aînés et de la tradition prime sur l'autonomie individuelle.

L'adaptation culturelle des psychothérapies est donc devenue un champ de recherche et de pratique majeur. Il ne s'agit pas de simplement traduire les manuels de thérapie. Il s'agit d'un processus profond qui peut inclure :

  • L'adaptation du langage et des concepts : Remplacer la notion de "pensées automatiques négatives" de la TCC par un concept localement pertinent comme le Kufungisisa ("penser trop") pour aborder la rumination.
  • L'intégration des métaphores et des récits culturels : Utiliser des proverbes, des contes ou des figures religieuses locales pour illustrer des principes thérapeutiques.
  • La modification des formats de la thérapie : Impliquer la famille ou des membres de la communauté dans les séances, en accord avec une vision socio-relationnelle du problème. Organiser des thérapies de groupe qui renforcent le soutien communautaire.
  • L'incorporation des pratiques de guérison traditionnelles : Collaborer avec des guérisseurs ou des leaders religieux, en reconnaissant la validité et la complémentarité de leurs approches. Par exemple, une thérapie pour le stress post-traumatique pourrait être combinée à un rituel de purification pour apaiser l'âme.
  • L'ajustement des objectifs thérapeutiques : L'objectif ne sera pas toujours l'autonomie individuelle ou l'auto-réalisation, mais peut-être la restauration de ses rôles sociaux, l'acceptation de son destin, ou la réconciliation familiale.

Des modèles de thérapies culturellement adaptées ont montré leur efficacité. Par exemple, des "thérapies interpersonnelles de groupe" ont été développées avec succès en Ouganda pour traiter la dépression, en se concentrant sur les problèmes relationnels au sein de la communauté. Au Pakistan, le "Thinking Healthy Programme", une intervention basée sur la TCC et délivrée par des agents de santé communautaires, a été adaptée pour s'intégrer dans les visites de soins maternels et infantiles, utilisant des concepts et des images culturellement pertinents pour aider les mères souffrant de dépression périnatale.

D. L'Hégémonie Épistémologique en Question : Psychiatrie Transculturelle et Santé Mentale Globale

L'un des débats les plus vifs en psychiatrie contemporaine concerne les implications de la globalisation des modèles de santé mentale occidentaux. Le mouvement de la Santé Mentale Globale (Global Mental Health), bien que partant d'une intention louable – réduire le "fossé thérapeutique" (treatment gap) et rendre les soins accessibles à tous –, a été critiqué pour sa tendance à promouvoir une vision biomédicale et standardisée de la santé mentale. Ses détracteurs, dont des figures éminentes comme l'anthropologue médical Arthur Kleinman, y voient un risque d'hégémonie épistémologique : l'imposition d'une manière unique (occidentale) de définir, de diagnostiquer et de traiter la souffrance psychique, au détriment de la riche diversité des savoirs et des pratiques locaux.

Cette critique repose sur plusieurs arguments. Premièrement, l'exportation massive des catégories du DSM et de la CIM, souvent via des questionnaires de dépistage standardisés, peut mener à une médicalisation de la détresse sociale. La tristesse liée à la pauvreté, la violence ou l'injustice politique est re-catégorisée comme un "trouble dépressif" individuel, nécessitant une pilule ou une thérapie brève, ce qui détourne l'attention des déterminants sociaux et structurels de la souffrance. Le problème devient celui du cerveau du patient, et non celui de la société dans laquelle il vit.

Deuxièmement, la promotion globale de certains médicaments, notamment les antidépresseurs, a été analysée comme une forme de marketing façonnant les marchés. L'historien médical David Healy a documenté comment, au Japon, une campagne marketing agressive a contribué à "créer" une conception de la dépression comme une "grippe de l'âme" (kokoro no kaze), une maladie simple et traitable par un médicament, transformant une condition auparavant peu diagnostiquée en un problème de santé publique majeur, et ouvrant un marché lucratif pour les inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine.

Troisièmement, la focalisation sur des interventions "fondées sur des preuves" (evidence-based), validées principalement par des essais contrôlés randomisés menés en Occident, tend à délégitimer les systèmes de guérison traditionnels, qui ne se prêtent pas facilement à ce type d'évaluation. Ces pratiques, qui sont souvent la première et unique source de soins pour des millions de personnes, sont reléguées au rang de "croyances" ou d'obstacles à des soins "réels", alors qu'elles remplissent des fonctions sociales, spirituelles et thérapeutiques essentielles.

Face à ces critiques, une approche plus réflexive et humble de la psychiatrie transculturelle émerge. Elle ne prône pas un rejet total des classifications ou des traitements modernes, mais appelle à une véritable compétence culturelle, qui va au-delà d'une simple liste de "choses à faire" avec des patients de cultures différentes. Elle implique une humilité culturelle, c'est-à-dire la reconnaissance par le clinicien des limites de son propre cadre de référence et une posture de curiosité et de respect envers le système de croyances du patient.

Des outils comme l'Entretien sur la Formulation Culturelle (Cultural Formulation Interview - CFI), inclus dans le DSM-5, sont un pas dans cette direction. Il s'agit d'un guide d'entretien semi-structuré de 16 questions qui aide le clinicien à explorer, avec le patient, sa propre définition du problème, ses attributions causales, les facteurs de stress et de soutien perçus, et ses attentes en matière de soins. Cet outil force le clinicien à sortir de son rôle d'expert omniscient pour devenir un partenaire dans la co-construction d'une compréhension partagée du problème et d'un plan de traitement négocié.

En définitive, l'avenir d'une psychiatrie véritablement globale et équitable ne réside pas dans l'exportation d'un modèle unique, mais dans la promotion d'un dialogue authentique entre les savoirs biomédicaux et les écologies locales de la guérison. Il s'agit de soutenir le développement de services de santé mentale qui sont non seulement accessibles, mais aussi culturellement pertinents, qui intègrent le meilleur des approches modernes tout en respectant et en collaborant avec les ressources de guérison déjà présentes au sein des communautés.

Conclusion

Le voyage à travers les paysages culturels de la détresse mentale nous ramène à notre point de départ, mais avec une perspective enrichie. La souffrance psychique, dans son essence, demeure une expérience profondément humaine, universelle. Cependant, cet article a cherché à démontrer que cette universalité ne peut être appréhendée qu'à travers le prisme infiniment varié des cultures qui lui donnent une forme, un nom, un sens et un remède. La culture n'est pas un vernis superficiel appliqué sur un trouble biologique préexistant ; elle est une force constitutive qui façonne la sémiologie, informe les modèles étiologiques et dicte les parcours de soins.

Ignorer cette dimension, c'est risquer une pratique clinique sourde et aveugle, imposant des cadres diagnostiques et thérapeutiques qui peuvent être, au mieux, inefficaces, et au pire, iatrogènes et irrespectueux. La psychiatrie et la psychologie du XXIe siècle sont confrontées à un défi majeur : celui de concilier la nécessité d'une base de connaissances scientifiques rigoureuses avec l'impératif éthique de reconnaître et de respecter la pluralité des expériences humaines.

La voie à suivre n'est ni celle d'un universalisme biomédical naïf, ni celle d'un relativisme culturel paralysant. Elle réside dans une dialectique constante entre le global et le local, entre la science et le sens. Elle exige des chercheurs et des cliniciens une posture d'humilité épistémologique, une capacité à écouter attentivement le langage de la souffrance de l'autre, même lorsque celui-ci est déconcertant. Car c'est en comprenant comment un paysan bolivien vit son susto, comment un jeune Japonais endure son taijin kyofusho ou comment une mère zimbabwéenne combat son kufungisisa, que nous nous approchons non seulement d'une pratique de soin plus juste et efficace, mais aussi d'une compréhension plus profonde de la complexité et de la résilience de la psyché humaine.

Les sources :

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