La Maison Du Bilan, Neuropsychologie et psychologie clinique à Paris 9

Comment distinguer les oublis normaux du vieillissement des troubles pathologiques ?


Le dossier médical indique : femme, 73 ans, se plaint d’oublis récurrents. Elle a raté deux rendez-vous ce mois-ci et ne se souvient plus où elle a garé sa voiture au supermarché la semaine dernière. Sa fille l’accompagne, inquiète. “Elle n’est plus la même depuis six mois,” affirme-t-elle.

Face à cette situation, deux lectures s’affrontent dans l’esprit du praticien : s’agit-il de manifestations normales du vieillissement cognitif ou des prémices d’un processus neurodégénératif ? Cette distinction, loin d’être anodine, oriente la prise en charge et conditionne potentiellement le pronostic fonctionnel de la patiente.

L’anxiété liée aux troubles mnésiques représente aujourd’hui l’un des principaux motifs de consultation en neurologie gériatrique. Cette préoccupation s’inscrit dans un contexte démographique où le vieillissement des populations occidentales s’accompagne d’une prévalence accrue des troubles neurocognitifs. Paradoxalement, la médiatisation des pathologies neurodégénératives génère une hypersensibilité collective aux défaillances mnésiques, parfois source d’angoisses disproportionnées.

La frontière entre normal et pathologique en matière de cognition vieillissante relève d’une subtilité sémiologique que les avancées en neurosciences permettent progressivement de clarifier. Cet article propose une analyse approfondie des critères différentiels permettant de distinguer les manifestations normales du vieillissement cérébral des premiers signes de troubles neurocognitifs. Nous examinerons successivement les mécanismes neurobiologiques sous-jacents, la phénoménologie des troubles mnésiques, les méthodes d’évaluation standardisées, ainsi que les approches préventives et thérapeutiques actuellement recommandées.

A. Neurobiologie du vieillissement cognitif normal

A.1. Modifications structurelles cérébrales liées à l’âge

Le vieillissement cérébral normal s’accompagne d’une réduction volumétrique progressive, dont l’ampleur varie considérablement selon les régions cérébrales. Les études longitudinales en neuroimagerie révèlent une atrophie particulièrement marquée au niveau du cortex préfrontal, avec une diminution estimée entre 0,5% et 1% par an à partir de la cinquantaine. Cette perte neuronale préférentielle explique la vulnérabilité des fonctions exécutives avec l’avancée en âge (Fjell et al., 2017).

En revanche, les structures temporales internes, notamment l’hippocampe et le cortex entorhinal, présentent un profil de préservation relative dans le vieillissement normal, avec une atrophie annuelle n’excédant généralement pas 0,2% avant 75 ans. Cette distinction topographique constitue un élément différentiel fondamental avec les processus neurodégénératifs, où l’atteinte hippocampique précoce et disproportionnée représente un marqueur caractéristique.

La substance blanche connaît également des modifications substantielles, avec une réduction de son intégrité microstructurelle objectivable en imagerie par tenseur de diffusion (DTI). Ces altérations, particulièrement prononcées dans les régions frontales, reflètent une démyélinisation progressive et une diminution de la connectivité cérébrale qui contribuent aux ralentissements cognitifs observés chez le sujet âgé.

A.2. Modifications fonctionnelles et neurochimiques

Au niveau neurophysiologique, le vieillissement s’accompagne d’une réorganisation des réseaux neuronaux. Le phénomène de dédifférenciation hémisphérique, caractérisé par une réduction de la latéralisation fonctionnelle, représente l’une des adaptations les plus documentées. Ce processus, que le modèle HAROLD (Hemispheric Asymmetry Reduction in Older Adults) conceptualise depuis les travaux de Cabeza, traduit un mécanisme compensatoire permettant de maintenir les performances cognitives malgré la réduction des ressources neurales disponibles.

Les systèmes de neurotransmission subissent également des modifications significatives. La diminution progressive des concentrations de dopamine striatale (environ 10% par décennie après 40 ans) affecte particulièrement les circuits fronto-striataux impliqués dans la vitesse de traitement et les fonctions exécutives. Parallèlement, les systèmes cholinergique et sérotoninergique connaissent des altérations plus modérées, contribuant respectivement aux modulations attentionnelles et émotionnelles observées avec l’âge.

A.3. Réserve cognitive et compensation fonctionnelle

Le concept de réserve cognitive, développé initialement par Stern, offre un cadre explicatif aux disparités interindividuelles face au vieillissement cognitif. Cette réserve, constituée par le niveau d’éducation, la complexité des activités professionnelles et les stimulations intellectuelles tout au long de la vie, modulerait la relation entre les altérations cérébrales et leur expression clinique.

Les mécanismes sous-jacents incluent à la fois une “réserve neurale” (efficience intrinsèque des réseaux préexistants) et une “compensation neurale” (recrutement de circuits alternatifs). L’imagerie fonctionnelle révèle ainsi des patterns d’activation cérébrale différentiels chez les sujets à forte réserve cognitive, suggérant des stratégies de réorganisation neurale plus efficientes face au déclin lié à l’âge.

B. Phénoménologie des troubles mnésiques liés à l’âge

B.1. Caractéristiques des oublis bénins liés à l’âge

L’oubli bénin lié à l’âge (Age-Associated Memory Impairment, AAMI) se caractérise par une plainte mnésique subjective, généralement centrée sur la mémoire épisodique récente, mais dont l’impact fonctionnel demeure limité. Ces difficultés se manifestent typiquement par des oublis de noms propres, des difficultés à retrouver certains mots (phénomène du “mot sur le bout de la langue”), ou encore des oublis prospectifs (rendez-vous, médicaments).

Plusieurs caractéristiques distinguent ces oublis des manifestations pathologiques. Premièrement, ils surviennent de manière épisodique et non systématique. Deuxièmement, ils concernent préférentiellement l’encodage des informations nouvelles, tandis que la récupération des souvenirs anciens et des connaissances sémantiques reste préservée. Troisièmement, ils bénéficient généralement d’indices contextuels facilitant la récupération ultérieure.

L’évolution temporelle constitue également un critère distinctif majeur : ces oublis suivent une trajectoire stable ou lentement progressive, sans accélération ni élargissement à d’autres domaines cognitifs. Le sujet conserve généralement une métacognition précise de ses difficultés, exprimant une plainte mnésique proportionnée aux déficits objectifs.

B.2. Profil neuropsychologique du vieillissement normal

Le vieillissement cognitif normal dessine un profil neuropsychologique caractéristique, marqué par une hétérogénéité inter-fonctionnelle. La mémoire épisodique, particulièrement dans sa composante contextuelle (détails spatio-temporels), présente une vulnérabilité précoce. Les difficultés concernent principalement l’encodage stratégique et le rappel libre, tandis que la reconnaissance demeure relativement préservée, traduisant un déficit d’accès plutôt qu’une perte d’information.

Les fonctions exécutives connaissent également un déclin progressif, affectant notamment la flexibilité mentale, l’inhibition des informations non pertinentes et la planification complexe. Ce déclin s’explique par la vulnérabilité préférentielle des circuits préfrontaux évoquée précédemment.

En revanche, plusieurs domaines cognitifs restent largement préservés. La mémoire sémantique (connaissances générales, vocabulaire) montre une remarquable stabilité, voire un enrichissement continu jusqu’à un âge avancé. Les capacités de jugement social et la régulation émotionnelle bénéficient même parfois d’une amélioration qualitative, reflétant l’expertise liée à l’expérience de vie.

B.3. Les oublis pathologiques : signes d’alerte et phénotypes cliniques

Contrairement aux manifestations du vieillissement normal, les troubles mnésiques pathologiques présentent plusieurs caractéristiques distinctives. Leur progression est généralement plus rapide, avec une aggravation mesurable sur des intervalles de 6 à 12 mois. Leur impact fonctionnel est plus prononcé, entravant progressivement les activités instrumentales de la vie quotidienne (gestion financière, médicaments, orientation).

Au niveau qualitatif, ces troubles concernent également la consolidation et le stockage de l’information, conduisant à une perte définitive du matériel encodé. Ainsi, contrairement aux oublis bénins, les indices fournis ne permettent pas d’améliorer significativement les performances en rappel différé. Le phénomène d’intrusions (production de faux souvenirs) et de confabulations constitue également un marqueur de processus pathologique.

La topographie des déficits cognitifs varie selon l’étiologie sous-jacente. La maladie d’Alzheimer se caractérise initialement par une atteinte prédominante de la mémoire épisodique hippocampique, suivie de difficultés visuo-spatiales et lexicosémantiques. Les démences vasculaires présentent un profil plus hétérogène, souvent marqué par un syndrome dysexécutif prédominant. Les démences fronto-temporales se distinguent par une préservation relative de la mémoire épisodique, contrastant avec des altérations comportementales et linguistiques précoces.

C. Évaluation clinique et neuropsychologique différentielle

C.1. L’entretien clinique et l’anamnèse

L’entretien clinique constitue la première étape indispensable du processus diagnostique différentiel. L’interrogatoire doit explorer systématiquement la nature des difficultés rapportées, leur chronologie d’apparition, leur évolution temporelle, et leur retentissement fonctionnel. La confrontation entre la plainte subjective du patient et les observations de l’entourage revêt une importance particulière, l’anosognosie constituant un indicateur potentiel de processus pathologique.

L’anamnèse doit également rechercher les facteurs de risque vasculaires (hypertension, diabète), les antécédents psychiatriques (dépression, anxiété), les comorbidités médicales, et les traitements susceptibles d’interférer avec les fonctions cognitives (anticholinergiques, benzodiazépines, antiépileptiques). L’estimation de la réserve cognitive à travers le niveau d’éducation, le parcours professionnel et les activités de loisirs intellectuellement stimulantes s’avère également déterminante pour l’interprétation des performances observées.

C.2. Les tests de dépistage et leur interprétation

Les tests de dépistage cognitif bref constituent une étape intermédiaire permettant d’objectiver une plainte mnésique et d’orienter vers une évaluation plus approfondie si nécessaire. Le Mini-Mental State Examination (MMSE) demeure l’instrument le plus utilisé en pratique clinique. Toutefois, sa sensibilité aux stades précoces des troubles neurocognitifs reste limitée, particulièrement chez les sujets à niveau socio-éducatif élevé.

Le Montreal Cognitive Assessment (MoCA) présente une meilleure sensibilité aux déficits légers, notamment grâce à ses items explorant les fonctions exécutives. Le Memory Impairment Screen (MIS) et le test des 5 mots de Dubois offrent une exploration plus spécifique de la mémoire épisodique, avec une distinction entre troubles d’encodage et de récupération.

L’interprétation de ces instruments doit impérativement tenir compte des facteurs sociodémographiques (âge, niveau d’éducation) et cliniques (anxiété, dépression) susceptibles d’influencer les performances. L’utilisation de normes adaptées et stratifiées selon ces variables constitue un prérequis méthodologique essentiel.

C.3. L’évaluation neuropsychologique approfondie

L’évaluation neuropsychologique complète représente l’approche diagnostique la plus sensible pour distinguer vieillissement normal et pathologique. Elle explore systématiquement l’ensemble des domaines cognitifs à travers une batterie de tests standardisés : mémoire épisodique verbale et visuelle, mémoire sémantique, fonctions attentionnelles, fonctions exécutives, capacités visuo-constructives et praxiques, langage.

Le profil qualitatif des performances mnésiques fournit des indices diagnostiques précieux. Dans la maladie d’Alzheimer débutante, le profil “hippocampique” associe un déficit d’encodage (rappel libre et indicé déficitaires) à une altération du stockage (reconnaissance déficitaire), avec une courbe d’apprentissage plate et une sensibilité à l’interférence. Dans le vieillissement normal, les déficits concernent davantage la récupération (rappel libre diminué mais normalisé par l’indiçage) avec une courbe d’apprentissage ascendante.

L’analyse des profils exécutifs permet également une distinction pertinente. Le ralentissement du traitement de l’information, caractéristique du vieillissement normal, contraste avec les perturbations qualitatives observées dans les processus pathologiques : persévérations, déficit d’inhibition, difficultés de planification et désorganisation stratégique.

D. Entités cliniques intermédiaires

D.1. Le trouble cognitif léger (MCI)

Le concept de Mild Cognitive Impairment (MCI), formalisé par Petersen, désigne une zone frontière entre vieillissement normal et démence. Il se définit par un déclin cognitif objectif, excédant les variations attendues pour l’âge et le niveau d’éducation, mais insuffisamment sévère pour retentir significativement sur l’autonomie quotidienne. Cette entité clinique a considérablement évolué depuis sa description initiale, avec une distinction désormais établie entre plusieurs sous-types.

Le MCI amnésique (aMCI) se caractérise par une atteinte prédominante de la mémoire épisodique, avec une préservation relative des autres fonctions. Ce phénotype correspond fréquemment au stade prodromal de la maladie d’Alzheimer, avec un taux de conversion annuel vers la démence de 10-15%, contre 1-2% dans la population générale.

Le MCI non-amnésique (naMCI) regroupe les atteintes prédominantes d’autres domaines cognitifs (fonctions exécutives, langage, capacités visuo-spatiales), constituant souvent les prodromes d’autres types de démences (démence à corps de Lewy, démence fronto-temporale, démence vasculaire).

D.2. Biomarqueurs et signatures biologiques

L’identification de biomarqueurs fiables a révolutionné l’approche diagnostique des troubles neurocognitifs, permettant une détection précoce des processus pathologiques sous-jacents, parfois plusieurs années avant l’expression clinique complète.

L’analyse du liquide céphalo-rachidien permet de quantifier les protéines Aβ42, Tau et phospho-Tau, dont le profil caractéristique dans la maladie d’Alzheimer (diminution d’Aβ42, augmentation de Tau totale et phosphorylée) reflète les processus neuropathologiques fondamentaux : amyloïdose et dégénérescence neurofibrillaire.

L’imagerie amyloïde par tomographie par émission de positons (TEP) utilisant des radiotraceurs spécifiques (florbetapir, flutemetamol) visualise directement les dépôts de plaques amyloïdes in vivo. La TEP-FDG évalue le métabolisme glucidique cérébral, révélant des patterns d’hypométabolisme caractéristiques selon les pathologies (temporo-pariétal dans la maladie d’Alzheimer, fronto-temporal dans les DFT).

La neuroimagerie structurelle de haute résolution permet de quantifier l’atrophie hippocampique et corticale, avec des signatures topographiques spécifiques. Les techniques avancées d’IRM (volumétrie, morphométrie voxel-à-voxel, imagerie de diffusion) améliorent la sensibilité diagnostique, particulièrement aux stades précoces.

D.3. Trajectoires évolutives et facteurs pronostiques

L’évolution des troubles cognitifs légers présente une hétérogénéité considérable. Si certains patients progressent vers une démence, d’autres peuvent rester stables sur plusieurs années, voire présenter une réversion vers la normalité cognitive dans 15-30% des cas.

Plusieurs facteurs pronostiques influencent ces trajectoires. L’âge avancé, la présence d’allèles APOE ε4, la sévérité initiale des déficits mnésiques, l’atrophie hippocampique et la positivité des biomarqueurs amyloïdes sont associés à un risque accru de conversion vers la démence.

La nature du MCI constitue également un élément prédictif majeur. Le MCI amnésique multidomaines présente le taux de conversion le plus élevé, particulièrement lorsqu’il s’associe à un profil mnésique hippocampique et à une atrophie temporale mésiale objectivée en neuroimagerie.

Le suivi longitudinal, avec évaluations neuropsychologiques sériées, demeure l’approche la plus informative pour détecter les inflexions évolutives caractéristiques des processus pathologiques : accélération du déclin, extension à d’autres domaines cognitifs, émergence de difficultés fonctionnelles.

E. Facteurs modulateurs et diagnostics différentiels

E.1. Impact des facteurs psychoaffectifs

Les troubles psychiatriques, particulièrement la dépression et l’anxiété, exercent une influence considérable sur les performances cognitives et peuvent mimer ou exacerber un déclin cognitif. La dépression tardive s’accompagne fréquemment d’un ralentissement psychomoteur, de difficultés attentionnelles et d’une atteinte exécutive pouvant évoquer un processus neurodégénératif, configuration clinique parfois désignée sous le terme de “pseudodémence dépressive”.

Plusieurs éléments sémiologiques orientent vers une origine psychoaffective des troubles cognitifs : fluctuations en fonction de l’état thymique, discordance entre plainte subjective et performances objectives, réponse inconsistante lors des tests, absence d’évolution progressive, amélioration sous traitement psychotrope adapté.

L’anxiété liée aux troubles cognitifs constitue un cercle vicieux particulièrement problématique. La peur de développer une démence (“démentiaphobie”) peut générer une hypervigilance aux oublis quotidiens, amplifier la plainte mnésique et perturber les processus attentionnels nécessaires à l’encodage efficace des informations, créant ainsi un tableau de “worried well” difficile à distinguer des déficits organiques débutants.

E.2. Comorbidités médicales et iatrogénie

De nombreuses pathologies médicales systémiques peuvent affecter les fonctions cognitives, particulièrement chez le sujet âgé. Les troubles métaboliques (hypothyroïdie, diabète déséquilibré), les carences vitaminiques (B12, folates), les troubles hydroélectrolytiques, l’insuffisance hépatique ou rénale, les pathologies cardiovasculaires et les syndromes d’apnées du sommeil figurent parmi les causes réversibles fréquentes de déficits cognitifs.

La iatrogénie médicamenteuse représente une cause majeure de troubles cognitifs potentiellement réversibles. Les médicaments à effet anticholinergique (antidépresseurs tricycliques, antihistaminiques H1, antispasmodiques, neuroleptiques) altèrent particulièrement la mémoire épisodique. Les benzodiazépines perturbent l’encodage mnésique et les fonctions attentionnelles. Les opioïdes, les antiépileptiques et certains antihypertenseurs peuvent également induire des troubles cognitifs dose-dépendants.

L’évaluation systématique de ces facteurs potentiellement réversibles constitue une étape indispensable de la démarche diagnostique, particulièrement avant d’attribuer des déficits cognitifs à un processus neurodégénératif irréversible.

E.3. Plainte mnésique subjective sans déficit objectif

La plainte mnésique subjective sans déficit objectivable aux tests neuropsychologiques standardisés constitue une situation clinique fréquente et complexe. Ce phénomène peut refléter différentes réalités : hypervigilance anxieuse aux oublis quotidiens, manifestation précoce d’un trouble dépressif, déclin subtil non encore détectable par les tests conventionnels, ou encore discordance entre des exigences cognitives élevées et un début de fragilisation cognitive.

Les études longitudinales montrent que cette plainte subjective pourrait constituer, dans certains cas, un stade préclinique très précoce de trouble neurocognitif, avec un risque accru de développer un MCI puis une démence sur le long terme. Ce risque apparaît particulièrement significatif lorsque la plainte est corroborée par l’entourage et lorsqu’elle s’accompagne d’une préoccupation persistante.

L’approche recommandée associe réassurance, éducation sur les modifications cognitives normales du vieillissement, techniques d’optimisation mnésique, et suivi longitudinal. L’utilisation de tests neuropsychologiques particulièrement sensibles (tâches de mémoire associative, paradigmes d’interférence, tests de mémoire à long terme) peut parfois objectiver des déficits subtils non détectés par les épreuves standards.

F. Approches préventives et interventionnelles

F.1. Prévention et modulation des facteurs de risque

L’accumulation de données épidémiologiques suggère qu’environ 40% des cas de démence seraient potentiellement prévenables par la modification des facteurs de risque modifiables. L’étude FINGER (Finnish Geriatric Intervention Study to Prevent Cognitive Impairment and Disability) a démontré l’efficacité d’une intervention multidomaine ciblant simultanément plusieurs facteurs : activité physique, stimulation cognitive, nutrition, contrôle des facteurs de risque vasculaires et engagement social.

Les recommandations actuelles mettent l’accent sur le contrôle des facteurs de risque cardiovasculaires (hypertension, diabète, hypercholestérolémie), l’activité physique régulière (30 minutes d’activité modérée au moins 5 jours par semaine), l’alimentation de type méditerranéen, la stimulation cognitive, la qualité du sommeil, et la gestion du stress chronique.

La prévention doit s’inscrire dans une perspective vie-entière, les interventions précoces (dès la cinquantaine) semblant particulièrement efficaces. Le concept de “fenêtres d’opportunité” souligne l’importance d’adapter les stratégies préventives aux différentes phases de la vie, avec une modulation des facteurs de risque vasculaires particulièrement critique dans la période de transition vers la vieillesse.

F.2. Remédiation cognitive et stratégies compensatoires

Les approches de remédiation cognitive visent à optimiser le fonctionnement cognitif à travers des exercices ciblés et des stratégies métacognitives. Dans le vieillissement normal et le MCI, ces interventions montrent des bénéfices modestes mais significatifs, particulièrement lorsqu’elles ciblent des processus cognitifs spécifiques plutôt que des approches générales.

L’entraînement de la mémoire de travail, des fonctions attentionnelles et de la vitesse de traitement a démontré des effets bénéfiques, avec une généralisation parfois limitée mais une amélioration de la confiance cognitive et de la qualité de vie. Les technologies numériques permettent désormais des programmes personnalisés et adaptatifs, avec un niveau de difficulté progressivement ajusté aux performances de l’utilisateur.

Les stratégies compensatoires (méthodes d’organisation, supports externes, routines) constituent un complément essentiel, particulièrement efficace pour maintenir l’autonomie fonctionnelle malgré des déficits cognitifs. L’approche métacognitive, visant à développer la conscience des forces et faiblesses cognitives personnelles, permet une application plus pertinente et contextualisée de ces stratégies dans la vie quotidienne.

F.3. Approches pharmacologiques et non-pharmacologiques

Les approches pharmacologiques spécifiquement approuvées pour les troubles cognitifs concernent essentiellement les stades démentiels, avec une efficacité modeste et temporaire. Aucun traitement médicamenteux n’a démontré d’efficacité préventive robuste ou d’effet modificateur de la maladie aux stades prédémentiels.

Les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase et la mémantine, indiqués dans la maladie d’Alzheimer, n’ont pas montré de bénéfice significatif pour prévenir la conversion du MCI vers la démence. Les études sur les antioxydants, les anti-inflammatoires, les œstrogènes et les statines n’ont pas confirmé les espoirs initiaux de neuroprotection.

Les approches non-pharmacologiques montrent des résultats encourageants, particulièrement les programmes d’activité physique structurée. L’exercice aérobique régulier améliore spécifiquement les fonctions exécutives et la mémoire épisodique, probablement via des mécanismes de neuroplasticité impliquant le facteur neurotrophique BDNF. La stimulation cognitive, l’engagement social et les interventions nutritionnelles complètent l’arsenal thérapeutique non-médicamenteux, avec des effets synergiques lorsqu’ils sont combinés dans des approches multimodales.

Conclusion

La distinction entre vieillissement cognitif normal et pathologique représente un défi clinique majeur, rendu particulièrement complexe par l’hétérogénéité des trajectoires individuelles et la zone frontière représentée par les troubles cognitifs légers. Cette différenciation s’appuie désormais sur une compréhension approfondie des mécanismes neurobiologiques sous-jacents, sur des outils d’évaluation neuropsychologique de plus en plus sensibles, et sur des biomarqueurs permettant une caractérisation précoce des processus neuropathologiques.

L’approche diagnostique optimale intègre ces multiples dimensions dans une perspective dynamique, reconnaissant que la frontière entre normal et pathologique n’est pas statique mais s’inscrit dans une continuité évolutive. L’évaluation longitudinale, quantifiant la trajectoire et la vitesse de déclin cognitif, constitue souvent l’élément décisif permettant de distinguer les modifications attendues du vieillissement d’un processus neurodégénératif émergent.

Au-delà des enjeux diagnostiques, cette distinction revêt une importance cruciale pour l’accompagnement des patients et de leurs proches. La réassurance appropriée face aux manifestations normales du vieillissement contraste avec la nécessité d’une prise en charge précoce et multidimensionnelle des troubles pathologiques. Les avancées récentes en neurosciences du vieillissement dessinent progressivement un modèle intégratif où la prévention, l’intervention précoce et la neuroprotection permettraient de modifier favorablement les trajectoires cognitives individuelles, retardant l’apparition des déficits ou atténuant leur progression.

L’équilibre entre vigilance diagnostique et évitement d’une médicalisation excessive des modifications cognitives liées à l’âge constitue un enjeu éthique majeur pour les professionnels de santé. Cette approche nuancée, fondée sur des données probantes mais attentive à l’expérience subjective et aux préférences des patients, demeure le garant d’une prise en charge respectueuse et efficiente du vieillissement cognitif dans toute sa complexité.

Références

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