La Maison Du Bilan, Neuropsychologie et psychologie clinique à Paris 9

Comment les troubles de l'humeur (comme le trouble bipolaire ou la dépression) affectent la mémoire ?


La mémoire est une faculté que l’on tient pour acquise, jusqu’à ce qu’elle se dérobe. Pour un individu luttant contre un trouble de l’humeur, cette défaillance n’est pas une simple distraction passagère, mais une altération profonde et douloureuse de son rapport au monde et à lui-même. Un patient en dépression majeure pourra décrire une incapacité à se remémorer des souvenirs heureux, son passé semblant n’être qu’une litanie d’échecs et de tristesse. Une personne vivant avec un trouble bipolaire pourra, lors d’une phase de stabilité, s’étonner de ne plus pouvoir suivre une conversation complexe ou d’oublier des rendez-vous cruciaux, alors même que la tempête émotionnelle semble passée. Ces expériences, loin d’être anecdotiques, sont la manifestation clinique d’une interaction complexe et bidirectionnelle entre les circuits neuronaux régissant l’humeur et ceux sous-tendant la cognition.

Pendant des décennies, la recherche et la clinique se sont principalement concentrées sur les symptômes affectifs des troubles de l’humeur – la tristesse, l’anhédonie, l’euphorie, l’irritabilité. Les plaintes cognitives, notamment mnésiques, étaient souvent considérées comme des conséquences secondaires, des “dommages collatéraux” de la détresse émotionnelle qui se résorberaient avec l’amélioration de l’humeur. Or, un corpus de recherche croissant et robuste, issu des neurosciences cognitives et de la psychiatrie biologique, contraint à un changement radical de paradigme. Les déficits de mémoire ne sont pas de simples épiphénomènes ; ils constituent une dimension centrale de la physiopathologie des troubles de l’humeur, un marqueur de sévérité, un prédicteur de la réponse au traitement et, surtout, un obstacle majeur au rétablissement fonctionnel.

Cet article se propose de disséquer cette relation intime et souvent dévastatrice. En nous appuyant sur les données neuroscientifiques les plus récentes, nous explorerons comment les dysrégulations neurobiologiques au cœur de troubles comme la dépression majeure et le trouble bipolaire impriment leur marque sur les différents systèmes de la mémoire. Nous ne nous contenterons pas de décrire les déficits, mais nous chercherons à en comprendre les mécanismes sous-jacents, de l’échelle synaptique à celle des grands réseaux cérébraux. Enfin, nous aborderons les implications cliniques et thérapeutiques de cette nouvelle compréhension, soulignant l’impératif d’une prise en charge qui intègre la remédiation des fonctions cognitives comme un pilier essentiel du soin, au même titre que la stabilisation de l’humeur.

A. Les Architectures Cérébrales Communes de la Mémoire et de l’Humeur

Pour appréhender comment l’humeur peut altérer la mémoire, il est indispensable de comprendre que ces deux fonctions, bien que distinctes sur le plan conceptuel, partagent des fondations neuroanatomiques et neurochimiques communes. Le cerveau n’est pas un assemblage de modules indépendants ; c’est un réseau intégré où les circuits émotionnels et cognitifs sont profondément intriqués.

Au cœur de cette intersection se trouve le système limbique. Historiquement associé aux émotions, ce réseau de structures interconnectées joue un rôle tout aussi fondamental dans la consolidation de la mémoire. L’hippocampe, structure en forme de cheval de mer nichée dans le lobe temporal, est le principal architecte de la mémoire épisodique, celle qui nous permet de nous souvenir des événements de notre vie (le “quoi”, “où” et “quand”). Il agit comme un index, liant les différentes composantes d’un souvenir (visuelle, auditive, spatiale, émotionnelle) stockées dans diverses régions du cortex pour former une trace mnésique cohérente. Or, l’hippocampe est aussi une structure extraordinairement plastique et vulnérable aux influences hormonales et neurochimiques, notamment celles liées au stress et à la régulation de l’humeur. Il possède une haute densité de récepteurs aux glucocorticoïdes (comme le cortisol), les hormones du stress, dont la surproduction chronique dans les troubles de l’humeur peut entraîner une atrophie hippocampique et une inhibition de la neurogenèse (la naissance de nouveaux neurones), affectant directement la capacité à former de nouveaux souvenirs.

Adjacente à l’hippocampe, l’amygdale fonctionne comme un détecteur de saillance émotionnelle. Elle est cruciale pour l’encodage et la consolidation des souvenirs à forte charge affective. Une expérience effrayante ou joyeuse est mieux mémorisée qu’un événement neutre, précisément parce que l’amygdale “marque” ce souvenir comme important, favorisant sa consolidation par l’hippocampe. Dans les troubles de l’humeur, l’amygdale est souvent hyperactive, en particulier en réponse à des stimuli négatifs dans la dépression. Cette hyperactivité crée un biais : les informations négatives sont sur-traitées, sur-encodées et donc sur-représentées dans la mémoire, au détriment des informations neutres ou positives.

Le troisième acteur majeur est le cortex préfrontal (CPF), le siège des fonctions exécutives : planification, prise de décision, inhibition et, surtout, la mémoire de travail. Cette dernière est un système de capacité limitée qui permet de maintenir et de manipuler temporairement des informations pour réaliser des tâches cognitives complexes (par exemple, retenir un numéro de téléphone le temps de le composer). Le CPF, et plus spécifiquement sa partie dorsolatérale (CPFDL), exerce un contrôle “top-down” (descendant) sur les structures limbiques. Il permet de réguler les réponses émotionnelles et de diriger l’attention de manière volontaire, ce qui est essentiel pour l’encodage stratégique et la récupération contrôlée des souvenirs. Dans les troubles de l’humeur, on observe fréquemment une hypoactivité du CPFDL, ce qui se traduit par une double peine : une difficulté à réguler les émotions générées par l’amygdale hyperactive, et une altération de la mémoire de travail et des processus de récupération volontaire de la mémoire.

Enfin, ces structures ne fonctionnent pas en vase clos. Elles communiquent via des neurotransmetteurs clés comme la sérotonine, la dopamine et la noradrénaline, qui sont précisément les systèmes ciblés par la plupart des médicaments antidépresseurs. Ces neuromodulateurs influencent non seulement l’humeur, mais aussi la plasticité synaptique, le processus cellulaire à la base de l’apprentissage et de la mémoire. Une dysrégulation de ces systèmes, caractéristique des troubles de l’humeur, perturbe donc simultanément l’équilibre affectif et l’efficacité des processus mnésiques. Ainsi, la scène est prête pour que la détresse émotionnelle devienne une crise cognitive.

B. Le Trouble Dépressif Majeur : La Mémoire Teintée de Négativité

Le trouble dépressif majeur (TDM) offre l’exemple le plus étudié de l’impact d’un état affectif négatif sur la cognition. Les patients décrivent souvent un “brouillard mental” ou la sensation d’avoir “la tête vide”, des plaintes qui reflètent des déficits mnésiques objectifs et mesurables. Ces déficits ne sont pas uniformes ; ils affectent sélectivement certains types de mémoire, d’une manière qui renforce et perpétue l’état dépressif.

Le phénomène le plus caractéristique est le biais mnésique congruent à l’humeur. Les individus déprimés ont une tendance marquée à se remémorer plus facilement, plus fréquemment et plus vivement les souvenirs négatifs que les souvenirs positifs ou neutres. Ce n’est pas simplement une question de préférence, mais un véritable biais de traitement de l’information qui opère à plusieurs niveaux.

  • Encodage: L’hyperactivité de l’amygdale face aux stimuli négatifs, couplée à une attention biaisée, fait que les informations tristes ou menaçantes sont encodées plus profondément.
  • Consolidation: Ces souvenirs négatifs, marqués comme émotionnellement saillants, sont consolidés de manière préférentielle pendant le sommeil.
  • Récupération: La rumination, ce processus de pensée répétitif et passif centré sur les symptômes dépressifs et leurs causes supposées, agit comme une boucle de rappel constante pour les souvenirs négatifs. Chaque fois qu’un souvenir négatif est rappelé, sa trace mnésique est renforcée (reconsolidation), le rendant encore plus accessible à l’avenir.

Ce biais a des conséquences dévastatrices sur la mémoire autobiographique, le récit de notre propre vie. Chez les personnes souffrant de TDM, cette mémoire devient souvent “sur-générale”. Lorsqu’on leur demande de raconter un souvenir spécifique lié à un mot-indice (par exemple, “fête”), au lieu de décrire un événement précis (“l’anniversaire de mon ami Paul l’an dernier”), ils répondent par des catégories générales (“les fêtes sont toujours décevantes”) ou des périodes étendues (“quand j’étais au lycée, je n’aimais pas les fêtes”). Cette incapacité à accéder à des détails spécifiques, en particulier pour les événements positifs, prive l’individu des ressources émotionnelles que procurent les souvenirs heureux. Le passé devient une masse indifférenciée de négativité, ce qui rend difficile d’imaginer un avenir positif et alimente le sentiment de désespoir. Ce phénomène est directement lié à l’hypoactivité du cortex préfrontal, qui peine à fournir les efforts stratégiques nécessaires pour rechercher et reconstruire des souvenirs spécifiques, et à une connectivité altérée entre le CPF et l’hippocampe.

Au-delà de la mémoire à long terme, la mémoire de travail est également significativement affectée. Les patients ont du mal à maintenir et à manipuler des informations en tête, ce qui se répercute sur de nombreuses activités quotidiennes : suivre une conversation, lire un livre, organiser ses tâches. Cette altération est en partie due à l’interférence des ruminations. Les ressources attentionnelles limitées de la mémoire de travail sont “consommées” par les pensées négatives intrusives, ne laissant que peu de capacité disponible pour la tâche en cours. Neurobiologiquement, cela correspond à l’hypofonctionnement du CPFDL, le chef d’orchestre de la mémoire de travail.

Enfin, les déficits concernent aussi la mémoire prospective, c’est-à-dire la capacité à se souvenir d’exécuter une action dans le futur (se souvenir de prendre ses médicaments, de se rendre à un rendez-vous). Ces oublis, souvent interprétés à tort comme de la négligence ou un manque de motivation, sont en réalité une manifestation du dysfonctionnement exécutif global qui caractérise la dépression.

C. Le Trouble Bipolaire : Une Signature Cognitive Complexe et Persistante

Si la dépression majeure présente un tableau relativement cohérent de déficits mnésiques, le trouble bipolaire introduit une complexité supplémentaire en raison de sa nature phasique. Les altérations de la mémoire varient non seulement en fonction de la polarité de l’épisode (maniaque/hypomaniaque ou dépressif), mais, et c’est un point crucial, elles persistent souvent lors des périodes de rémission (euthymie).

Durant les épisodes dépressifs, les déficits mnésiques du trouble bipolaire ressemblent beaucoup à ceux du TDM, mais sont souvent d’une sévérité supérieure. On retrouve le biais de rappel négatif, la mémoire autobiographique sur-générale et des atteintes marquées de la mémoire de travail et des fonctions exécutives. La détresse subjective liée à ces difficultés cognitives est particulièrement intense.

Durant les épisodes maniaques ou hypomaniaques, le tableau se transforme. La cognition est caractérisée par une pensée accélérée (tachypsychie), une fuite des idées et une distractibilité extrême. La mémoire de travail est profondément perturbée, non pas par un “brouillard”, mais par une surcharge d’informations et une incapacité à filtrer les stimuli non pertinents. Le patient peut avoir l’impression subjective que sa mémoire est excellente, voire surpuissante, en raison d’une confiance en soi pathologiquement élevée. Cependant, les tests objectifs révèlent une performance médiocre, marquée par de nombreuses erreurs d’intrusion (rappel d’éléments qui n’étaient pas à mémoriser) et une impulsivité qui empêche l’application de stratégies d’encodage efficaces. La mémoire autobiographique peut être affectée par un biais de rappel positif grandiose, où les souvenirs sont embellis ou déformés pour correspondre à l’humeur euphorique. La prise de décision, qui repose sur la mémoire des conséquences passées des actions, est gravement compromise, contribuant aux comportements à risque typiques de la manie.

Le constat le plus important et le plus lourd de conséquences cliniques est la persistance des déficits mnésiques en phase euthymique. Même lorsque l’humeur est stabilisée, une majorité significative de patients bipolaires continue de présenter des altérations cognitives. Ces déficits “résiduels” sont considérés de plus en plus comme une caractéristique fondamentale (un “trait”) du trouble, plutôt qu’uniquement comme un symptôme d’un épisode aigu (un “état”). Les domaines les plus durablement touchés sont la mémoire verbale (apprendre et rappeler des listes de mots ou des histoires), la mémoire de travail et les fonctions exécutives qui soutiennent la mémoire (planification, organisation, flexibilité mentale).

Cette persistance suggère que les déficits ne sont pas seulement la conséquence de la dysrégulation de l’humeur, mais qu’ils pourraient provenir d’anomalies neurodéveloppementales ou de la neuroprogression du trouble. Chaque épisode, qu’il soit maniaque ou dépressif, pourrait exercer un effet “toxique” sur le cerveau (via des mécanismes comme l’inflammation ou le stress oxydatif), laissant des cicatrices structurelles et fonctionnelles qui s’accumulent au fil du temps. Des études de neuroimagerie montrent que les patients bipolaires, même euthymiques, présentent des réductions de volume dans des régions clés comme l’hippocampe et le cortex préfrontal, ainsi que des anomalies de la connectivité fonctionnelle entre ces régions. Ces déficits persistants sont un prédicteur majeur du handicap fonctionnel : ils expliquent pourquoi de nombreux patients, bien que stabilisés sur le plan de l’humeur, peinent à retrouver un emploi, à maintenir des relations sociales satisfaisantes et à gérer les exigences de la vie quotidienne.

D. Mécanismes Sous-jacents : De la Neuroinflammation à la Connectivité des Réseaux

La description des déficits mnésiques dans les troubles de l’humeur soulève une question fondamentale : quels sont les mécanismes biologiques précis qui orchestrent cette défaillance cognitive ? La recherche moderne s’éloigne d’une explication purement “psychologique” pour explorer des processus cellulaires et systémiques complexes.

  • La Dysrégulation de l’Axe Hypothalamo-Hypophyso-Surrénalien (HHS): Cet axe est le principal système de réponse au stress de l’organisme. Dans les troubles de l’humeur, il est chroniquement dérégulé, conduisant à une hypercortisolémie (niveaux élevés de cortisol). Comme mentionné précédemment, le cortisol a des effets délétères sur l’hippocampe. Une exposition prolongée à des niveaux élevés de cortisol peut réduire la plasticité synaptique (en particulier la potentialisation à long terme, le mécanisme cellulaire de la mémoire), inhiber la neurogenèse adulte et même provoquer une atrophie neuronale. L’hippocampe, essentiel à la formation de nouveaux souvenirs, est donc littéralement endommagé par le stress chronique inhérent aux troubles de l’humeur.

  • La Neuroinflammation: L’idée que les troubles psychiatriques sont des “maladies du cerveau” gagne du terrain, et l’inflammation en est un acteur clé. Les patients atteints de troubles de l’humeur présentent des niveaux élevés de marqueurs inflammatoires dans le sang et le liquide céphalo-rachidien, comme les cytokines pro-inflammatoires (par exemple, IL-6, TNF-α). Ces molécules peuvent traverser la barrière hémato-encéphalique et déclencher une réponse inflammatoire dans le cerveau. La microglie, les cellules immunitaires du système nerveux central, s’active et libère à son tour des substances qui peuvent être neurotoxiques. Cette inflammation chronique perturbe la neurotransmission, altère la plasticité synaptique et la neurogenèse, et contribue au stress oxydatif, affectant ainsi directement les substrats biologiques de la mémoire.

  • Le Stress Oxydatif: Il s’agit d’un déséquilibre entre la production d’espèces réactives de l’oxygène (radicaux libres) et la capacité de l’organisme à les neutraliser. Le cerveau, avec sa consommation élevée d’oxygène et sa teneur riche en lipides, est particulièrement vulnérable aux dommages oxydatifs. Des données convergentes indiquent un stress oxydatif accru dans le trouble bipolaire et la dépression. Ces dommages affectent les membranes cellulaires des neurones, les protéines et l’ADN, compromettant le fonctionnement neuronal global et, par conséquent, les processus cognitifs complexes comme la mémoire.

  • Altérations de la Connectivité des Réseaux Cérébraux: La neuroimagerie fonctionnelle (IRMf) a permis de visualiser le cerveau non plus comme une collection de régions, mais comme un ensemble de réseaux dynamiques. Trois réseaux sont particulièrement pertinents :

    • Le Réseau du Mode par Défaut (RMD), actif lorsque nous sommes au repos, impliqué dans la pensée auto-référentielle et la récupération de souvenirs autobiographiques. Dans la dépression, ce réseau est souvent hyperactif et hyperconnecté, ce qui pourrait être le corrélat neuronal de la rumination.
    • Le Réseau de Saillance (RS), centré sur l’amygdale et le cortex cingulaire antérieur, qui détecte les stimuli importants et oriente l’attention. Son hyperactivité dans les troubles de l’humeur contribue au biais attentionnel envers les informations négatives.
    • Le Réseau Exécutif Central (REC), qui inclut le CPFDL, responsable du contrôle cognitif et de la mémoire de travail. Son hypoactivité et sa faible connectivité expliquent les difficultés de régulation émotionnelle et les déficits exécutifs.
      Le problème central dans les troubles de l’humeur semble être un déséquilibre dans l’interaction entre ces réseaux. Le RMD et le RS “prennent le dessus” sur le REC, ce qui se traduit par une cognition dominée par les émotions et les pensées auto-centrées négatives, au détriment d’un traitement de l’information contrôlé et flexible, essentiel à une mémoire performante.

E. L’Impact Fonctionnel : Quand les Oublis Sabotent la Vie

Les déficits de mémoire ne sont pas une simple curiosité de laboratoire ; ils ont des répercussions profondes et concrètes sur la vie des patients. L’incapacité à se rétablir pleinement sur le plan fonctionnel (travail, vie sociale, autonomie) est aujourd’hui considérée comme l’un des plus grands défis dans la prise en charge des troubles de l’humeur, et les troubles cognitifs en sont le principal responsable.

Sur le plan professionnel, les difficultés de mémoire de travail, de planification et d’apprentissage verbal rendent l’acquisition de nouvelles compétences et l’exécution de tâches complexes extrêmement ardues. Un employé peut peiner à suivre les instructions lors d’une réunion, oublier des échéances importantes ou avoir besoin de relire plusieurs fois un document pour en comprendre le sens. Ces difficultés peuvent mener à une baisse de performance, à des conflits avec la hiérarchie et, ultimement, à la perte d’emploi ou à l’incapacité de reprendre une activité professionnelle après un arrêt maladie, même si l’humeur est stabilisée.

Sur le plan social, les troubles mnésiques peuvent être tout aussi dévastateurs. Oublier le nom d’une connaissance, le contenu d’une conversation précédente ou un événement partagé peut être interprété par l’entourage comme un manque d’intérêt ou d’affection, créant des malentendus et une distance relationnelle. Le patient lui-même, conscient de ses difficultés, peut développer une anxiété sociale, éviter les interactions par peur de “ne pas être à la hauteur” et s’isoler progressivement. La mémoire autobiographique altérée peut également affecter le sentiment d’identité et la capacité à partager son histoire personnelle, un élément fondamental du lien social.

L’un des impacts les plus critiques concerne l’adhésion au traitement. La mémoire prospective est essentielle pour se souvenir de prendre sa médication quotidiennement et de se rendre aux rendez-vous médicaux et thérapeutiques. Les oublis, qui sont une conséquence directe de la maladie, peuvent compromettre l’efficacité du traitement, augmentant le risque de rechute et créant un cercle vicieux où les symptômes s’aggravent en raison d’une mauvaise observance, qui est elle-même causée par les symptômes.

Enfin, la qualité de vie subjective est profondément entamée. Les patients expriment une grande détresse face à leurs difficultés cognitives, se sentant “diminués”, “lents” ou “stupides”. Cette perception négative de leurs propres capacités peut saper l’estime de soi et renforcer les sentiments de désespoir et d’impuissance, compliquant davantage le parcours de soin.

F. Perspectives Thérapeutiques : Au-delà de la Stabilisation de l’Humeur

La reconnaissance des déficits cognitifs comme une dimension centrale des troubles de l’humeur impose une évolution des stratégies thérapeutiques. Stabiliser l’humeur est une condition nécessaire, mais souvent insuffisante pour un rétablissement complet. Une approche intégrée doit viser à la fois l’amélioration de l’état affectif et la restauration des fonctions cognitives.

  • Optimisation de la Pharmacothérapie: Le choix du traitement médicamenteux doit prendre en compte son profil d’effets cognitifs. Certains médicaments (par exemple, certaines benzodiazépines ou certains anticholinergiques) peuvent aggraver les troubles mnésiques. À l’inverse, des recherches sont en cours pour identifier des molécules ayant des effets pro-cognitifs. Par exemple, le lithium, pierre angulaire du traitement du trouble bipolaire, a montré des effets neuroprotecteurs et pourrait favoriser la neurogenèse hippocampique. D’autres agents, comme certains antidépresseurs (vortioxétine) ou des molécules agissant sur le système glutamatergique, sont étudiés pour leur potentiel d’amélioration cognitive.

  • Psychothérapies et Cognition: Les psychothérapies structurées, comme la Thérapie Cognitivo-Comportementale (TCC), peuvent indirectement améliorer la mémoire. En aidant les patients à identifier et à modifier les biais de pensée négatifs et les ruminations, la TCC peut “libérer” des ressources cognitives qui étaient auparavant monopolisées par le traitement de l’information négative. Des thérapies spécifiques comme la Thérapie Interpersonnelle et des Rythmes Sociaux (TIRS) pour le trouble bipolaire, en aidant à régulariser les routines de vie (sommeil, activités), contribuent à la stabilité neurobiologique qui sous-tend une meilleure cognition.

  • La Remédiation Cognitive: Il s’agit de l’approche la plus directe pour cibler les déficits cognitifs. La remédiation cognitive est une intervention comportementale qui vise à améliorer les fonctions cognitives altérées par le biais d’exercices répétés et de l’apprentissage de stratégies compensatoires. Elle peut prendre plusieurs formes :

    • Exercices papier-crayon ou informatisés: Entraînement intensif de l’attention, de la mémoire de travail et des fonctions exécutives.
    • Apprentissage de stratégies: Enseigner aux patients des techniques concrètes pour mieux encoder l’information (par exemple, créer des associations, visualiser), organiser leurs tâches (utilisation d’agendas, de listes) et gérer leur environnement pour réduire les distractions.
    • Mise en application dans le quotidien: Le but ultime est de transférer les gains obtenus en séance vers des situations de la vie réelle, en aidant le patient à définir et à atteindre des objectifs fonctionnels personnels (par exemple, reprendre la lecture, gérer son budget).
      De nombreuses méta-analyses ont démontré l’efficacité de la remédiation cognitive pour améliorer les performances cognitives objectives et, de plus en plus, le fonctionnement global des patients atteints de troubles de l’humeur, en particulier dans le trouble bipolaire.
  • Interventions sur le Mode de Vie: L’importance d’une bonne hygiène de vie ne doit pas être sous-estimée. L’exercice physique régulier a des effets neuroprotecteurs robustes : il augmente le facteur neurotrophique dérivé du cerveau (BDNF), une protéine qui favorise la survie et la croissance des neurones, stimule la neurogenèse hippocampique et réduit l’inflammation. Une alimentation riche en acides gras oméga-3, en antioxydants et en polyphénols (type régime méditerranéen) peut également soutenir la santé cérébrale. Enfin, la gestion du sommeil est cruciale, car le sommeil joue un rôle fondamental dans la consolidation de la mémoire.

Conclusion

L’interaction entre la mémoire et les troubles de l’humeur est bien plus qu’une simple coïncidence symptomatique ; elle est le reflet d’une profonde intrication neurobiologique. Les circuits qui gouvernent nos émotions et ceux qui construisent nos souvenirs sont les mêmes, et la dysfonction de l’un entraîne inévitablement l’altération de l’autre. Nous avons vu que les déficits mnésiques dans la dépression et le trouble bipolaire ne sont ni uniformes ni secondaires. Ils présentent des profils spécifiques – biais de négativité, mémoire sur-générale, atteinte exécutive – et, dans le cas du trouble bipolaire, une persistance préoccupante même en période de rémission, constituant un obstacle majeur au rétablissement.

Les mécanismes sous-jacents, allant de la toxicité du cortisol à la neuroinflammation et à la désynchronisation des grands réseaux cérébraux, soulignent que ces troubles sont des affections systémiques qui impactent l’ensemble de l’organisme, et le cerveau en premier lieu. Comprendre cela change radicalement la perspective clinique. Il ne suffit plus de traiter la tristesse ou l’euphorie. Pour offrir aux patients une véritable chance de retrouver une vie pleine et entière, la prise en charge doit impérativement adopter une approche holistique qui place la santé cognitive au centre de ses préoccupations. L’avenir réside dans la combinaison synergique de pharmacothérapies optimisées, de psychothérapies ciblées, de programmes de remédiation cognitive et d’interventions sur le mode de vie. En soignant la mémoire, nous ne réparons pas seulement une fonction cognitive ; nous aidons les individus à reconstruire le récit de leur vie et à se réapproprier leur avenir.

Les sources :

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