Le voile de la nuit ne se contente pas de recouvrir le monde extérieur ; il s’étend profondément en nous, modulant les paysages de notre esprit. Longtemps considéré comme un simple état de repos passif, une pause dans l’activité consciente, le sommeil est aujourd’hui révélé par les neurosciences comme un processus actif, essentiel et d’une complexité fascinante. C’est durant ces heures d’apparente quiétude que notre cerveau s’engage dans une série d’opérations de maintenance, de consolidation et de régulation qui sont fondamentales non seulement à notre survie biologique, mais aussi à l’intégrité de notre psyché. L’expérience clinique et la recherche fondamentale convergent vers une conclusion inéluctable : l’architecture de notre sommeil et celle de notre santé mentale sont intimement et inextricablement liées.
Pourtant, cette relation est loin d’être un simple rapport de cause à effet. Elle s’apparente davantage à une danse dialectique, une interaction bidirectionnelle où chaque partenaire influence et est influencé par l’autre. Un trouble de l’humeur peut éroder la qualité du sommeil, et un sommeil dégradé peut, en retour, précipiter ou exacerber une pathologie mentale. Cette spirale vicieuse est au cœur de la souffrance de millions d’individus, transformant la nuit, source promise de restauration, en un théâtre d’anxiété, de rumination et d’épuisement.
Cet article se propose de disséquer cette relation symbiotique et souvent pathologique. Nous nous éloignerons des généralités pour plonger au cœur des mécanismes neurobiologiques qui sous-tendent ce lien. Nous explorerons comment des altérations spécifiques de l’architecture du sommeil se manifestent dans diverses psychopathologies, de la dépression aux troubles anxieux, en passant par les troubles bipolaires et la schizophrénie. Enfin, nous examinerons comment une intervention ciblée sur le sommeil, notamment via des approches thérapeutiques validées comme la Thérapie Cognitivo-Comportementale de l’Insomnie (TCC-I), peut devenir un levier puissant pour restaurer non seulement le repos nocturne, mais aussi l’équilibre psychique global. Il s’agit de comprendre que traiter le sommeil n’est pas un adjuvant, mais souvent une stratégie thérapeutique centrale et causale dans la prise en charge de la santé mentale.
A. Les Fondements Neurobiologiques : Le Cerveau au Travail Pendant le Sommeil
Pour saisir l’impact d’un sommeil perturbé sur la santé mentale, il est impératif de comprendre ce qui se produit dans un cerveau qui dort sainement. Le sommeil n’est pas un état monolithique mais un cycle orchestré avec précision, alternant entre deux phases principales : le sommeil à mouvements oculaires non rapides (NREM - Non-Rapid Eye Movement) et le sommeil à mouvements oculaires rapides (REM - Rapid Eye Movement).
Le sommeil NREM, lui-même subdivisé en plusieurs stades (N1, N2, N3), est dominé par le sommeil lent profond (stade N3). Cette phase est cruciale pour plusieurs fonctions restauratrices.
- L’homéostasie synaptique : Au cours de la journée, l’apprentissage et l’expérience renforcent continuellement les connexions synaptiques de notre cerveau. Ce processus, bien qu’essentiel, est énergétiquement coûteux et non durable. L’hypothèse de l’homéostasie synaptique postule que le sommeil lent profond sert à “élaguer” et à affaiblir sélectivement ces synapses. Ce n’est pas une perte d’information, mais une optimisation : les connexions les plus importantes sont préservées et consolidées, tandis que le “bruit” synaptique est réduit. Ce mécanisme permet de préserver la plasticité cérébrale, d’éviter la saturation des circuits neuronaux et de préparer le cerveau à de nouveaux apprentissages le lendemain. Un déficit en sommeil lent profond peut donc conduire à une saturation cognitive, des difficultés d’apprentissage et une rigidité mentale.
- Le système glymphatique : Découvert relativement récemment, le système glymphatique est le mécanisme de nettoyage du cerveau. Pendant le sommeil lent profond, l’espace interstitiel entre les neurones s’élargit, permettant au liquide céphalo-rachidien de circuler plus librement et d’évacuer les déchets métaboliques accumulés pendant l’éveil, comme les peptides bêta-amyloïdes (impliqués dans la maladie d’Alzheimer). Un dysfonctionnement de ce système, dû à un sommeil fragmenté ou insuffisant, pourrait contribuer non seulement à des maladies neurodégénératives, mais aussi à un “brouillard cérébral” et à un fonctionnement cognitif sous-optimal, affectant l’humeur et la clarté mentale.
Le sommeil REM, ou sommeil paradoxal, est physiologiquement plus proche de l’état d’éveil, avec une activité cérébrale intense, une atonie musculaire et des mouvements oculaires rapides. Son rôle dans la santé mentale est particulièrement saillant.
- La régulation émotionnelle : Le sommeil REM est fondamental pour le traitement des expériences émotionnelles. Durant cette phase, le complexe amygdalo-préfrontal, un circuit clé de la régulation des émotions, est particulièrement actif. L’amygdale, centre de la peur et des émotions, est réactivée, mais dans un contexte neurochimique unique : les niveaux de noradrénaline, un neurotransmetteur associé au stress, sont au plus bas. Cette configuration permettrait de “rejouer” les souvenirs émotionnels de la journée tout en en “dissolvant” la charge affective. Le sommeil REM agit comme une thérapie nocturne, séparant le souvenir de son impact émotionnel brut. Un sommeil REM perturbé ou insuffisant compromet ce processus, laissant les individus avec des émotions non traitées, une hyperréactivité de l’amygdale le lendemain, et donc une plus grande vulnérabilité à l’anxiété et à la labilité émotionnelle.
- La consolidation de la mémoire procédurale et émotionnelle : Si le sommeil lent profond est crucial pour la mémoire déclarative (faits, événements), le sommeil REM est essentiel pour consolider les compétences motrices et, surtout, la mémoire émotionnelle. Il intègre les nouvelles informations dans les réseaux de mémoire existants, contribuant à la construction de notre autobiographie et de notre compréhension du monde.
En somme, un cycle de sommeil sain est une symphonie neurobiologique où chaque phase joue un rôle irremplaçable dans la cognition, la régulation de l’humeur et la résilience psychologique. Toute perturbation de cette symphonie – que ce soit par une réduction du temps de sommeil total, une fragmentation des cycles ou une suppression sélective d’une phase – crée une cascade de conséquences délétères pour l’équilibre psychique.
B. La Relation Bidirectionnelle : Poule, Œuf et Spirale Vicieuse
L’une des avancées conceptuelles les plus importantes de ces dernières décennies est la reconnaissance du caractère bidirectionnel de la relation entre le sommeil et les troubles mentaux. Pendant longtemps, l’insomnie ou l’hypersomnie étaient considérées comme de simples symptômes, des épiphénomènes d’une dépression ou d’une anxiété sous-jacente. Si cette vision n’est pas fausse, elle est radicalement incomplète.
La réalité est celle d’une causalité réciproque. Un état de détresse psychologique perturbe le sommeil, et ce sommeil perturbé devient à son tour un facteur causal qui maintient, voire aggrave, la détresse psychologique.
Du trouble mental au trouble du sommeil :
Un état d’hypervigilance (ou hyperarousal) est une caractéristique centrale de nombreux troubles mentaux, en particulier des troubles anxieux et du stress post-traumatique (TSPT). Cet état se traduit par une activation excessive du système nerveux sympathique, avec une production accrue de cortisol et d’adrénaline. Physiologiquement, le corps est en état d’alerte “combat-fuite”. Cet état est fondamentalement incompatible avec l’endormissement, qui requiert une transition vers la dominance du système nerveux parasympathique (repos et digestion). Les ruminations mentales, typiques de la dépression et de l’anxiété généralisée, maintiennent le cortex préfrontal dans un état d’activité intense, empêchant le “lâcher-prise” nécessaire au sommeil. Ainsi, l’anxiété rend difficile l’endormissement (insomnie d’initiation), tandis que la dépression est souvent associée à des réveils nocturnes précoces et à une impossibilité de se rendormir (insomnie de maintien).
Du trouble du sommeil au trouble mental :
La privation de sommeil, même partielle, a des effets directs et rapides sur les systèmes neurobiologiques régulant l’humeur.
- Dérèglement de l’axe amygdalo-préfrontal : Des études en neuroimagerie fonctionnelle ont montré qu’une seule nuit de privation de sommeil suffit à provoquer une hyperactivité de l’amygdale (+60%) en réponse à des stimuli négatifs. Simultanément, la connectivité entre l’amygdale et le cortex préfrontal médian – la région qui normalement inhibe et contextualise les réponses de l’amygdale – est affaiblie. Le cerveau devient à la fois plus réactif aux émotions négatives et moins capable de les réguler. C’est le substrat neurobiologique de l’irritabilité, de l’anxiété et de la labilité émotionnelle observées après une mauvaise nuit.
- Impact sur les neurotransmetteurs : Le sommeil est impliqué dans la régulation des systèmes de neurotransmetteurs comme la sérotonine, la dopamine et la noradrénaline, qui sont tous centraux dans la physiopathologie des troubles de l’humeur. Un sommeil chronique perturbé peut altérer la sensibilité des récepteurs et la disponibilité de ces neurotransmetteurs, contribuant directement à l’émergence de symptômes dépressifs ou anxieux.
- La spirale cognitive et comportementale : L’insomnie engendre une fatigue diurne, une baisse de motivation et des difficultés de concentration. Ces symptômes peuvent être interprétés à tort par l’individu comme des signes de dépression, ce qui renforce les cognitions négatives (“je suis incapable”, “je n’y arriverai jamais”). De plus, pour compenser la fatigue, l’individu peut réduire ses activités sociales et physiques, ce qui l’isole et le prive de sources de plaisir et de régulation naturelle de l’humeur, alimentant ainsi la dépression dans une boucle auto-entretenue.
Cette relation bidirectionnelle signifie que le sommeil et la santé mentale ne peuvent être traités isolément. Ignorer le trouble du sommeil chez un patient dépressif, c’est laisser en place un puissant moteur de la maladie.
C. Troubles du Sommeil comme Prédicteurs et Symptômes de Pathologies Mentales Spécifiques
Si le lien est général, ses manifestations sont spécifiques. L’analyse fine de l’architecture du sommeil (polysomnographie) révèle des “signatures” distinctes associées à différentes psychopathologies.
Trouble Dépressif Majeur (TDM)
La relation entre TDM et sommeil est l’une des plus étudiées. Environ 80 à 90% des patients dépressifs rapportent des troubles du sommeil, qu’il s’agisse d’insomnie (le plus fréquent) ou d’hypersomnie.
- Signature polysomnographique : Le profil classique inclut une fragmentation du sommeil (nombreux éveils), une réduction du sommeil lent profond (stade N3), et surtout, des anomalies du sommeil REM. On observe typiquement une latence du sommeil REM raccourcie (le premier cycle de sommeil paradoxal apparaît plus tôt dans la nuit), une augmentation de la durée du premier cycle REM et une densité plus élevée des mouvements oculaires rapides.
- Interprétation : La réduction du sommeil lent profond pourrait expliquer les plaintes de sommeil “non réparateur”. Les anomalies du sommeil REM sont particulièrement intéressantes. La latence REM raccourcie est considérée comme un marqueur biologique potentiel de la vulnérabilité à la dépression. L’hypothèse est que le processus de régulation émotionnelle du sommeil REM est défaillant. Au lieu de dissoudre la charge affective des souvenirs négatifs, le sommeil REM hyperactif pourrait la renforcer, contribuant au biais de négativité et à la rumination qui caractérisent la dépression.
- Implication clinique : L’insomnie n’est pas seulement un symptôme de la dépression ; elle est un facteur de risque majeur pour son développement. Des études longitudinales montrent que les personnes souffrant d’insomnie chronique ont un risque deux à trois fois plus élevé de développer un TDM dans les années qui suivent.
Troubles Anxieux
L’hypervigilance et l’inquiétude, au cœur des troubles anxieux, sont les ennemis naturels du sommeil.
- Trouble d’Anxiété Généralisée (TAG) : L’insomnie d’endormissement est prédominante, alimentée par des ruminations anxieuses au moment du coucher. Les patients rapportent un sommeil léger, agité et peu réparateur. La latence du sommeil est augmentée et l’efficacité du sommeil (temps passé à dormir / temps passé au lit) est réduite.
- Trouble Panique : Les attaques de panique nocturnes, qui réveillent le patient en état de terreur intense, sont une manifestation spécifique. Elles surviennent généralement lors de la transition entre le stade N2 et le stade N3 du sommeil, et non pendant les cauchemars du sommeil REM.
- Trouble de Stress Post-Traumatique (TSPT) : Le TSPT présente un tableau particulièrement sévère de perturbation du sommeil. Les cauchemars récurrents et terrifiants qui rejouent l’événement traumatique sont un symptôme cardinal, survenant pendant le sommeil REM. L’insomnie de maintien est également très fréquente, due à un état d’hypervigilance extrême. On pense que le sommeil REM échoue dans sa fonction de traitement de la peur. Normalement, la réactivation des souvenirs de peur dans l’environnement sûr du sommeil REM (sans noradrénaline) devrait éteindre la réponse de peur. Dans le TSPT, ce mécanisme est défaillant, et le sommeil peut même renforcer le conditionnement de la peur.
Troubles Bipolaires
Les troubles du sommeil sont si centraux dans les troubles bipolaires qu’un changement dans les habitudes de sommeil est un critère diagnostique clé pour les épisodes maniaques et dépressifs.
- Phase Maniaque/Hypomaniaque : Le besoin de sommeil est considérablement réduit. Le patient peut se sentir plein d’énergie et parfaitement fonctionnel après seulement 2 ou 3 heures de sommeil par nuit. Cette réduction du besoin de sommeil est souvent l’un des premiers signes annonciateurs d’un virage maniaque. La privation de sommeil peut même agir comme un déclencheur d’épisodes maniaques chez les individus vulnérables.
- Phase Dépressive : Le tableau est similaire à celui du TDM, avec une prédominance d’insomnie ou, plus fréquemment que dans le TDM, d’hypersomnie (sommeil prolongé mais non réparateur).
- Implication clinique : La stabilisation des rythmes circadiens et des habitudes de sommeil est une pierre angulaire de la gestion des troubles bipolaires, en complément des régulateurs de l’humeur. C’est ce qu’on appelle la “thérapie par les rythmes sociaux et interpersonnels” (IPSRT).
Schizophrénie
Les troubles du sommeil sont quasi universels chez les patients atteints de schizophrénie et sont souvent sévères.
- Signature polysomnographique : On observe une désorganisation profonde de l’architecture du sommeil, avec une fragmentation extrême, une efficacité du sommeil très faible et, surtout, une réduction drastique du sommeil lent profond (stade N3). La réduction des fuseaux de sommeil (une caractéristique du stade N2) est également notable.
- Interprétation : La diminution massive du sommeil lent profond est corrélée à la sévérité des symptômes positifs (hallucinations, délires) et négatifs (retrait social, émoussement affectif), ainsi qu’aux déficits cognitifs (mémoire, fonctions exécutives). L’hypothèse de l’homéostasie synaptique est ici particulièrement pertinente : l’incapacité à “élaguer” les synapses pendant le sommeil pourrait contribuer à un “bruit” neuronal excessif et à une pensée désorganisée. La réduction des fuseaux de sommeil est liée aux difficultés d’apprentissage et de consolidation de la mémoire.
D. L’Insomnie Chronique : Au-delà d’une Nuit Blanche, un Facteur de Risque Indépendant
Il est crucial de considérer l’insomnie chronique non plus seulement comme un symptôme, mais comme un trouble à part entière, avec ses propres mécanismes de maintien et ses propres conséquences. Le modèle le plus influent pour comprendre l’insomnie chronique est le modèle des 3 “P” de Spielman.
- Facteurs Prédisposants : Il s’agit de traits biologiques ou psychologiques qui augmentent la vulnérabilité à l’insomnie (ex: tendance à l’hypervigilance, prédisposition génétique, neuroticisme).
- Facteurs Précipitants : C’est l’événement déclencheur, souvent un stresseur aigu (ex: deuil, perte d’emploi, problème de santé). Cet événement provoque une insomnie aiguë.
- Facteurs Perpétuants (de maintien) : C’est le cœur du problème de l’insomnie chronique. L’insomnie aiguë aurait dû se résoudre avec la disparition du stresseur, mais elle persiste à cause de l’adoption de comportements et de cognitions contre-productifs.
Les facteurs de maintien sont essentiellement psychologiques et comportementaux :
- Comportements inadaptés : Passer trop de temps au lit dans l’espoir de “rattraper” le sommeil, faire des siestes longues ou tardives, utiliser le lit pour des activités autres que le sommeil et l’intimité (travailler, regarder la télévision). Ces comportements affaiblissent l’association entre le lit et le sommeil (conditionnement classique).
- Cognitions dysfonctionnelles : C’est le développement d’une anxiété de performance vis-à-vis du sommeil. Le patient commence à craindre le moment du coucher. Des croyances erronées s’installent (“Si je ne dors pas 8 heures, ma journée sera un désastre”, “Je dois faire quelque chose pour m’endormir”). Cette pression et cette anxiété activent le système nerveux sympathique, rendant le sommeil encore plus difficile. L’insomnie s’auto-alimente.
Cette perspective est fondamentale car elle montre que l’insomnie chronique est un facteur de risque indépendant pour le développement de troubles mentaux. En créant un état chronique de privation de sommeil, d’hypervigilance nocturne et diurne, et de détresse liée au sommeil, elle fragilise le système de régulation émotionnelle et prépare le terrain à l’émergence d’une dépression ou d’un trouble anxieux, même en l’absence d’autres stresseurs majeurs.
E. Les Levier Thérapeutiques : Casser le Cycle en Ciblant le Sommeil
La reconnaissance du rôle causal du sommeil dans les troubles mentaux ouvre des perspectives thérapeutiques puissantes. Au lieu de se contenter d’attendre que le traitement de la dépression ou de l’anxiété améliore “par ricochet” le sommeil, on peut cibler directement le sommeil pour améliorer la santé mentale.
La Thérapie Cognitivo-Comportementale de l’Insomnie (TCC-I)
La TCC-I est aujourd’hui considérée comme le traitement de première ligne pour l’insomnie chronique par toutes les grandes instances de santé (comme l’American College of Physicians). Son efficacité est supérieure à celle des somnifères sur le long terme, sans les risques d’accoutumance ou d’effets secondaires. La TCC-I n’est pas une simple liste de “conseils d’hygiène du sommeil” ; c’est une intervention structurée qui s’attaque directement aux facteurs de maintien de l’insomnie. Ses principales composantes sont :
- Le contrôle par le stimulus : Le but est de rétablir une forte association entre le lit et le sommeil. Les règles sont simples mais exigeantes : n’utiliser le lit que pour dormir et pour l’intimité, ne se coucher que lorsque l’on a sommeil, et si l’on ne s’endort pas en 15-20 minutes, se lever, aller dans une autre pièce et ne retourner au lit que lorsque la somnolence revient.
- La restriction du sommeil : Paradoxalement, pour mieux dormir, on commence par réduire le temps passé au lit pour qu’il corresponde au temps de sommeil réel du patient. Par exemple, si un patient passe 8 heures au lit mais ne dort que 5 heures, on limitera son temps au lit à 5 heures. Cela crée une légère privation de sommeil qui augmente la “pression de sommeil” (le besoin homéostatique de dormir), rendant l’endormissement plus rapide et le sommeil plus profond et continu. Le temps au lit est ensuite progressivement augmenté à mesure que l’efficacité du sommeil s’améliore.
- La restructuration cognitive : Cette composante vise à identifier, contester et modifier les croyances dysfonctionnelles et l’anxiété liées au sommeil. Le thérapeute aide le patient à remettre en question le catastrophisme (“Une mauvaise nuit va ruiner ma carrière”), à fixer des attentes réalistes et à réduire la “surveillance” de son propre sommeil.
- L’éducation à l’hygiène du sommeil et les techniques de relaxation : Bien que souvent insuffisante seule, l’hygiène du sommeil (éviter la caféine et l’alcool le soir, avoir une routine relaxante, etc.) reste une composante utile.
De nombreuses études ont montré que la TCC-I n’améliore pas seulement le sommeil. Chez les patients souffrant de comorbidité (ex: dépression et insomnie), la TCC-I administrée seule peut entraîner une rémission non seulement de l’insomnie, mais aussi des symptômes dépressifs. Traiter l’insomnie peut être aussi efficace, voire plus, que certaines thérapies ciblant directement la dépression.
Autres approches
- Chronothérapie et luminothérapie : Pour les troubles liés à un décalage du rythme circadien (comme le trouble de la phase de sommeil retardée, fréquent chez les adolescents et les jeunes adultes), des interventions visant à resynchroniser l’horloge biologique sont très efficaces. La luminothérapie (exposition à une lumière vive le matin) est un outil puissant pour avancer l’horloge interne.
- Pharmacothérapie : Les somnifères (hypnotiques) peuvent être utiles à court terme pour gérer une insomnie aiguë liée à un stresseur, mais leur usage chronique est déconseillé. Certains antidépresseurs avec un effet sédatif (ex: mirtazapine, trazodone) sont souvent utilisés pour traiter l’insomnie chez les patients dépressifs, agissant à la fois sur l’humeur et le sommeil.
Conclusion
La relation entre le sommeil et la santé mentale est l’une des plus fondamentales de la psychophysiologie humaine. Loin d’être une simple conséquence passive des troubles de l’esprit, l’état de notre sommeil est un acteur dynamique et puissant qui façonne activement notre humeur, notre résilience émotionnelle et nos capacités cognitives. Les perturbations du sommeil ne sont pas de simples désagréments ; ce sont des signaux d’alarme, des facteurs de risque et des mécanismes de maintien pour un large éventail de psychopathologies. La compréhension de la nature bidirectionnelle de ce lien a transformé notre approche clinique. Elle nous a appris que pour soigner l’esprit, il faut souvent commencer par soigner la nuit.
L’émergence de thérapies ciblées et efficaces comme la TCC-I représente un changement de paradigme. Elle nous offre un moyen non pharmacologique de briser la spirale vicieuse de l’insomnie et de la détresse psychologique, en restaurant les fonctions neurobiologiques essentielles que seul un sommeil de qualité peut fournir. L’avenir de la santé mentale réside sans aucun doute dans une approche plus intégrée, où l’évaluation et le traitement systématiques du sommeil deviendront une composante non négociable de tout plan de soins psychologiques et psychiatriques. Car c’est souvent dans le silence réparateur de la nuit que se trouvent les clés de la sérénité du jour.
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