La Maison Du Bilan, Neuropsychologie et psychologie clinique à Paris 9

Quelle est l'importance des programmes d'intervention précoce sur le développement cognitif ?


Le cerveau d’un jeune enfant n’est pas une page blanche, mais un chantier en pleine effervescence. Durant les premières années de la vie, une architecture neuronale d’une complexité inouïe se construit à une vitesse qui ne sera plus jamais égalée. Chaque interaction, chaque son, chaque expérience vécue par le nourrisson et le jeune enfant sculpte littéralement les circuits qui sous-tendront ses capacités cognitives, émotionnelles et sociales pour le reste de son existence. Cette période de plasticité cérébrale maximale constitue à la fois une fenêtre d’opportunité extraordinaire et une phase de vulnérabilité critique. C’est dans ce contexte que le concept d’intervention précoce prend toute sa signification. Loin d’être une simple démarche de remédiation destinée à des cas pathologiques, l’intervention précoce représente une stratégie proactive et fondamentale, visant à optimiser les trajectoires développementales et à réduire les inégalités qui prennent racine bien avant l’entrée à l’école.

Cet article se propose d’examiner en profondeur l’impact des interventions précoces sur le développement cognitif. En nous appuyant sur les avancées des neurosciences, de la psychologie du développement et de l’économie, nous analyserons les fondements biologiques qui justifient une action durant la petite enfance. Nous explorerons ensuite les différentes typologies de programmes d’intervention, leurs mécanismes d’action et les données probantes concernant leurs effets sur des domaines cognitifs spécifiques, tels que les fonctions exécutives et le langage. Enfin, nous évaluerons les bénéfices sociétaux à long terme et les défis inhérents à la mise en œuvre à grande échelle de ces programmes, dessinant ainsi les contours d’une politique de la petite enfance fondée sur la science. L’enjeu est de taille : il s’agit de comprendre comment un investissement précoce dans le capital humain peut non seulement transformer des vies individuelles, mais aussi façonner la prospérité et l’équité de nos sociétés.

A. Fondements Neurobiologiques et Psychologiques de l’Intervention Précoce

Pour saisir la portée des interventions précoces, il est impératif de comprendre les processus neurodéveloppementaux qui caractérisent la petite enfance. L’efficacité de ces programmes ne relève pas de la magie, mais d’une adéquation fine avec la biologie du cerveau en développement. Trois concepts fondamentaux éclairent cette dynamique : la plasticité cérébrale, l’existence de périodes sensibles et l’impact du stress sur l’architecture neuronale.

La plasticité cérébrale : une architecture dépendante de l’expérience

Le développement cérébral post-natal est marqué par un processus de prolifération synaptique exubérante, la synaptogenèse. Durant les premiers mois et années de vie, le nombre de connexions entre les neurones explose, atteignant un pic bien supérieur à celui de l’adulte. Un nourrisson peut former jusqu’à plus d’un million de nouvelles connexions synaptiques par seconde. Ce foisonnement crée un potentiel de circuits neuronaux immense. Cependant, cette surproduction est transitoire. S’ensuit un processus d’élagage synaptique (ou synaptic pruning), au cours duquel les connexions peu ou pas utilisées sont éliminées, tandis que celles qui sont fréquemment sollicitées par les expériences de l’enfant sont renforcées et myélinisées, devenant ainsi plus rapides et efficaces.

Ce mécanisme, souvent résumé par l’adage “Use it or lose it” (“Utilise-le ou perds-le”), est au cœur de la plasticité dite “dépendante de l’expérience” (experience-expectant plasticity). Le cerveau “s’attend” à recevoir certains types de stimulations de l’environnement (par exemple, des stimuli visuels, auditifs, linguistiques, des interactions sociales) pour finaliser son câblage. L’absence de ces stimulations durant des périodes critiques peut avoir des conséquences délétères et parfois irréversibles sur le développement des circuits correspondants. Les interventions précoces, en proposant un environnement riche, structuré et interactif, visent précisément à fournir les stimulations adéquates pour optimiser ce processus de construction et de stabilisation des réseaux neuronaux essentiels aux fonctions cognitives supérieures.

Périodes critiques et sensibles : des fenêtres d’opportunité

Le concept de période critique désigne une fenêtre temporelle limitée durant laquelle une expérience spécifique est indispensable au développement normal d’une fonction. Le cas le plus documenté est celui du système visuel, où une privation de stimulation (par exemple, en cas de cataracte congénitale non traitée) durant les premiers mois de vie empêche le développement normal du cortex visuel.

Pour les fonctions cognitives plus complexes, comme le langage ou les fonctions exécutives, le terme de “période sensible” est plus approprié. Il s’agit de fenêtres temporelles durant lesquelles le cerveau est particulièrement réceptif à certains types d’apprentissages et où les circuits neuronaux afférents présentent une plasticité maximale. L’acquisition de la phonologie et de la syntaxe d’une langue maternelle illustre parfaitement ce concept. Bien qu’il soit possible d’apprendre une seconde langue plus tard, la maîtrise d’un accent natif et d’une grammaire intuitive est considérablement facilitée durant la petite enfance. De même, les fondations des fonctions exécutives, qui gouvernent la planification, le contrôle de l’attention et la flexibilité mentale, se mettent en place très tôt, avec une maturation du cortex préfrontal qui se poursuit jusqu’au début de l’âge adulte. Les interventions précoces sont d’autant plus efficaces qu’elles ciblent ces fonctions durant leurs périodes sensibles, lorsque les fondations des circuits neuronaux sont les plus malléables.

L’impact du stress toxique sur l’architecture cérébrale

L’environnement n’agit pas seulement par les stimulations qu’il offre, mais aussi par le niveau de stress qu’il génère. La recherche a établi une distinction cruciale entre trois niveaux de stress : le stress positif (une brève augmentation du rythme cardiaque, une expérience d’adaptation saine), le stress tolérable (une réponse au stress plus intense mais tamponnée par la présence de relations d’attachement sécurisantes) et le stress toxique. Ce dernier correspond à une activation prolongée et intense du système de réponse au stress (l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien ou HPA) en l’absence de relations protectrices.

L’exposition chronique à l’adversité – négligence, violence, chaos familial, pauvreté extrême – peut conduire à un état de stress toxique. Les niveaux élevés et persistants de cortisol, l’hormone du stress, ont des effets neurotoxiques sur des structures cérébrales clés pour l’apprentissage et la mémoire, comme l’hippocampe et le cortex préfrontal. Le stress toxique peut perturber le processus de synaptogenèse et d’élagage, conduisant à une architecture cérébrale affaiblie, avec moins de connexions dans les zones dédiées à la cognition supérieure et des circuits de la peur et de la réactivité surdéveloppés.

Un des mécanismes d’action fondamentaux des interventions précoces, notamment celles centrées sur la parentalité, est de réduire l’exposition de l’enfant au stress toxique. En renforçant les compétences parentales, en améliorant la qualité des interactions parent-enfant et en fournissant un soutien social et matériel aux familles, ces programmes créent un “tampon relationnel” qui protège le cerveau en développement des effets dévastateurs de l’adversité.

B. Typologies et Mécanismes des Programmes d’Intervention Précoce

Face à la diversité des besoins et des contextes, une large gamme de programmes d’intervention précoce a été développée. On peut les classer schématiquement selon leur cible principale : l’enfant, les parents (ou la famille), ou une approche mixte combinant les deux. Chacune de ces approches repose sur des mécanismes d’action spécifiques pour influencer la trajectoire cognitive de l’enfant.

Interventions centrées sur l’enfant

Ces programmes visent à fournir directement à l’enfant des expériences d’apprentissage enrichies dans un cadre extérieur au domicile familial. Il s’agit le plus souvent de structures d’accueil de la petite enfance (crèches, jardins d’enfants, programmes préscolaires) de haute qualité.

  • Exemples emblématiques : Le Perry Preschool Project et l’ Abecedarian Project sont deux études longitudinales randomisées contrôlées qui font figure de référence. L’Abecedarian Project, par exemple, proposait un programme intensif (journée complète, 5 jours par semaine, 50 semaines par an) de la naissance à 5 ans, avec un curriculum structuré axé sur le développement cognitif et langagier. Le programme Head Start aux États-Unis est l’exemple le plus connu de mise à l’échelle de ce type d’approche, bien qu’avec une qualité et une intensité variables.
  • Mécanismes d’action : L’impact de ces programmes passe principalement par :
    1. La stimulation cognitive directe : Des activités structurées pour développer le vocabulaire, les compétences narratives, le raisonnement logico-mathématique, la résolution de problèmes et les fonctions exécutives.
    2. La qualité des interactions : Des éducateurs formés à des pratiques d’étayage cognitif et de soutien émotionnel, capables de répondre de manière sensible et contingente aux initiatives de l’enfant.
    3. La socialisation et l’apprentissage par les pairs : Le développement de compétences sociales et de l’autorégulation au sein d’un groupe structuré.

Interventions centrées sur les parents/la famille

Ces programmes partent du postulat que les parents sont les premiers et les plus importants éducateurs de leurs enfants. L’objectif est donc de renforcer les compétences parentales et d’améliorer l’environnement familial.

  • Exemples emblématiques : Le programme Nurse-Family Partnership (NFP) est un modèle de visites à domicile par des infirmières, débutant pendant la grossesse et se poursuivant jusqu’aux deux ans de l’enfant. Les infirmières fournissent un soutien sur la santé, le développement de l’enfant et les compétences parentales (par exemple, reconnaître et répondre aux signaux du bébé, utiliser des pratiques éducatives non-violentes). D’autres programmes, comme Parents as Teachers (PAT) ou le Parent-Child Interaction Therapy (PCIT), se concentrent sur le coaching parental pour améliorer la qualité des interactions.
  • Mécanismes d’action :
    1. Amélioration des pratiques parentales : Augmentation de la sensibilité parentale, de la stimulation langagière et cognitive au domicile, et réduction des pratiques punitives ou négligentes.
    2. Renforcement de l’attachement : La promotion d’une relation parent-enfant sécurisante fournit la base émotionnelle indispensable à l’exploration et à l’apprentissage.
    3. Réduction du stress parental et familial : Le soutien apporté aux parents (émotionnel, informationnel, matériel) diminue le stress familial, ce qui a un effet indirect mais puissant sur l’enfant en réduisant son exposition au stress toxique.

Approches mixtes/combinées (à deux générations)

Reconnaissant que l’enfant et son environnement sont indissociables, de plus en plus de programmes adoptent une approche à deux générations (2Gen). Ces interventions ciblent simultanément les besoins de l’enfant (via un programme préscolaire de qualité, par exemple) et ceux de ses parents (via une formation professionnelle, un soutien à l’emploi, des cours sur la parentalité).

  • Mécanismes d’action : Ces approches cumulent les bénéfices des deux modèles précédents. En améliorant la stabilité économique et le bien-être des parents tout en fournissant une stimulation directe à l’enfant, elles visent à briser le cycle intergénérationnel de la pauvreté et de ses conséquences sur le développement. Elles créent une synergie où les progrès des parents (meilleur emploi, moins de stress) renforcent leur capacité à soutenir le développement de leur enfant, et vice-versa.

Le choix du type d’intervention dépend du contexte, de la population cible et des objectifs visés. Les données suggèrent que les programmes les plus intensifs, les plus précoces et les plus longs, souvent de type mixte, produisent les effets les plus importants et les plus durables.

C. Évaluation des Impacts sur les Domaines Cognitifs Spécifiques

L’évaluation rigoureuse des interventions précoces a permis de documenter leurs effets sur un large éventail de compétences cognitives. Si l’impact sur le Quotient Intellectuel (QI) a longtemps été au centre des débats, la recherche se concentre aujourd’hui sur des domaines plus spécifiques et sans doute plus prédictifs de la réussite à long terme, comme les fonctions exécutives et les compétences langagières.

L’énigme du Quotient Intellectuel (QI) et l’effet “fade-out”

Les premières évaluations des programmes comme Perry Preschool ou Abecedarian ont montré des gains de QI significatifs (de 4 à 11 points) pour les enfants du groupe d’intervention par rapport au groupe contrôle. Cependant, une observation récurrente est que cet avantage tend à diminuer, voire à disparaître, quelques années après la fin du programme, un phénomène connu sous le nom d’effet d’atténuation ou “fade-out”.

Plusieurs hypothèses expliquent ce phénomène. Premièrement, les tests de QI mesurent des compétences différentes à différents âges (plus sensori-motrices chez le jeune enfant, plus verbales et abstraites plus tard). Les gains initiaux pourraient refléter une meilleure familiarité avec les situations de test ou des compétences spécifiques travaillées dans le programme. Deuxièmement, et c’est l’hypothèse la plus robuste, si l’enfant, après avoir quitté le programme d’intervention de haute qualité, entre dans un système scolaire de moindre qualité, les gains initiaux ne sont pas soutenus et l’écart avec les pairs se réduit. Cela ne signifie pas que l’intervention a été inefficace, mais plutôt que des environnements de soutien sont nécessaires tout au long du développement. Le “fade-out” des gains de QI ne signifie pas un “fade-out” de tous les bénéfices, comme nous le verrons plus loin.

L’impact durable sur les fonctions exécutives

Les fonctions exécutives (FE) constituent un ensemble de processus cognitifs de haut niveau qui permettent un comportement contrôlé et orienté vers un but. Elles sont généralement subdivisées en trois composantes principales :

  • La mémoire de travail : La capacité de maintenir et de manipuler des informations mentalement sur de courtes périodes.
  • Le contrôle inhibiteur : La capacité de résister aux impulsions, aux distractions et aux habitudes pour émettre une réponse plus adaptée.
  • La flexibilité cognitive (ou shifting) : La capacité de changer de perspective, de s’adapter à de nouvelles règles ou de penser de manière créative.

Les FE sont cruciales pour la réussite scolaire, la régulation émotionnelle et le comportement social. Leur développement dépend fortement du cortex préfrontal, une région cérébrale particulièrement sensible aux expériences de la petite enfance. De nombreuses études montrent que les interventions précoces de haute qualité ont des effets positifs et durables sur les FE. Les programmes qui intègrent des activités de jeu symbolique, de planification de tâches, de respect des règles de groupe et qui encouragent l’autorégulation favorisent directement le développement de ces compétences. Contrairement aux gains de QI, les avantages au niveau des FE semblent mieux résister à l’épreuve du temps, car elles constituent des “compétences socles” qui facilitent tous les apprentissages ultérieurs.

Le renforcement des compétences langagières et pré-académiques

Le domaine du langage est l’un de ceux où les effets des interventions précoces sont les plus clairs et les plus robustes. Les enfants issus de milieux socio-économiques défavorisés sont souvent exposés à un “fossé langagier” (“word gap”), entendant des millions de mots en moins que leurs pairs plus favorisés avant l’âge de 3 ans. Les interventions, qu’elles soient centrées sur l’enfant ou sur les parents, combattent directement ce déficit.

  • Enrichissement du vocabulaire : Les programmes préscolaires exposent les enfants à un langage riche et varié à travers la lecture d’histoires, les chansons et les conversations structurées.
  • Développement des compétences narratives : La capacité à raconter une histoire de manière cohérente est une compétence pré-académique essentielle, fortement corrélée à la future compréhension en lecture. Les interventions encouragent cette compétence.
  • Conscience phonologique : La capacité à identifier et manipuler les sons de la langue est un précurseur majeur de l’apprentissage de la lecture. Les programmes de qualité intègrent explicitement des activités pour développer cette conscience.

Les interventions centrées sur les parents, en coachant ces derniers sur les techniques de lecture partagée et de conversation “dialogique”, montrent également des effets significatifs sur le développement langagier de l’enfant. Ces gains précoces dans le domaine du langage et des compétences pré-académiques (comme la numératie précoce) placent les enfants sur une trajectoire de réussite dès leur entrée à l’école primaire.

D. Effets à Long Terme et Bénéfices Sociétaux

Si les gains cognitifs à court terme sont importants, la véritable valeur des interventions précoces se mesure à l’aune de leurs effets sur le long cours, qui se déploient tout au long de la vie des participants et génèrent des bénéfices pour la société dans son ensemble. Les études longitudinales, qui ont suivi les participants des programmes pionniers pendant plusieurs décennies, fournissent des preuves saisissantes de cet impact durable.

Trajectoires éducatives et professionnelles

L’un des résultats les plus constants des interventions de haute qualité est l’amélioration de la réussite scolaire. Les participants au Perry Preschool Project, par exemple, présentaient à l’âge de 40 ans des taux significativement plus élevés de diplomation du secondaire. Ils avaient également passé moins d’années en classes spécialisées et présentaient de meilleurs résultats en littératie. Ces succès éducatifs se traduisent par de meilleures trajectoires professionnelles. Les mêmes participants avaient des revenus mensuels médians plus élevés, des taux d’emploi plus stables et étaient plus susceptibles d’être propriétaires de leur logement que le groupe contrôle. Ces résultats démontrent que l’intervention a non seulement amélioré des compétences cognitives, mais aussi des compétences non-cognitives (ou socio-émotionnelles) comme la persévérance, la motivation et l’autorégulation, qui sont tout aussi cruciales pour la réussite dans la vie.

Santé, bien-être et comportement social

Les bénéfices s’étendent bien au-delà de la sphère économique. Les suivis à long terme de l’ Abecedarian Project ont révélé des avantages significatifs en matière de santé physique à l’âge adulte. Les participants présentaient des facteurs de risque cardiovasculaire et métabolique plus faibles (moins d’hypertension, moins d’obésité), des résultats attribués à une meilleure prise de décision en matière de santé tout au long de la vie, elle-même fondée sur de meilleures compétences cognitives.

Sur le plan du comportement social, les résultats sont également frappants. Les participants du Perry Preschool Project ont montré des taux d’arrestation pour crimes violents, délits liés à la drogue ou dommages matériels significativement plus bas tout au long de leur vie. Cela suggère que l’intervention précoce, en renforçant l’autorégulation et les compétences sociales, agit comme un puissant facteur de prévention de la délinquance.

Le concept de “Skill Begets Skill” et le retour sur investissement

L’économiste et lauréat du prix Nobel James Heckman a formalisé le mécanisme sous-jacent à ces effets à long terme à travers le principe “Skill begets skill” (“La compétence engendre la compétence”). Selon ce modèle, l’apprentissage est un processus dynamique et cumulatif. Les compétences acquises tôt facilitent l’acquisition de compétences plus tard. Un enfant qui développe de solides compétences langagières et d’autorégulation grâce à une intervention précoce est mieux équipé pour apprendre à lire à l’école. Cette maîtrise de la lecture ouvre à son tour la porte à des apprentissages plus complexes, créant un cercle vertueux de développement du capital humain.

Ce principe a une implication économique majeure : l’investissement dans le capital humain est plus efficace et rentable lorsqu’il est réalisé tôt. Heckman et ses collègues ont mené des analyses coût-bénéfice rigoureuses de programmes comme Perry Preschool. Ils ont calculé un retour sur investissement (ROI) annuel de 7 à 10 %, voire plus, après ajustement pour l’inflation. Ce retour provient de diverses sources : augmentation des revenus des participants (et donc des impôts payés), réduction des coûts liés à la criminalité (justice, incarcération), diminution des dépenses de santé et baisse de la dépendance aux aides sociales. Ce ROI est supérieur à celui de la plupart des investissements boursiers à long terme, faisant de l’investissement dans la petite enfance l’une des politiques publiques les plus rentables qui soient.

E. Défis, Limites et Orientations Futures

Malgré les preuves accablantes en faveur des interventions précoces, leur mise en œuvre à grande échelle se heurte à des défis considérables. La recherche future doit s’atteler à surmonter ces obstacles pour traduire la promesse de ces programmes en réalité pour un plus grand nombre d’enfants.

L’hétérogénéité des effets et le défi de la personnalisation

Les programmes d’intervention n’ont pas le même effet sur tous les enfants. L’ampleur des bénéfices peut varier en fonction des caractéristiques de l’enfant (tempérament, statut de risque initial), de la famille (niveau de stress, soutien social) et du programme lui-même. Une question clé pour la recherche est de comprendre “ce qui fonctionne, pour qui, dans quelles circonstances”. L’avenir réside probablement dans des approches plus personnalisées. Les avancées en génétique et en neuro-imagerie pourraient un jour permettre d’identifier les enfants les plus susceptibles de bénéficier d’un type d’intervention spécifique, afin d’allouer les ressources de manière plus ciblée et efficace.

Le défi de la mise à l’échelle (“scaling up”) et de la qualité

L’un des plus grands défis est de reproduire à grande échelle le succès des programmes pilotes intensifs et de haute qualité. Les programmes comme Perry et Abecedarian étaient des “Rolls-Royces” : coûteux, avec un personnel hautement qualifié et un faible ratio enfant/éducateur. Lorsque des programmes comme Head Start sont déployés à l’échelle nationale, la qualité est souvent hétérogène et les budgets sont contraints. La “fidélité de l’implémentation” – c’est-à-dire la mesure dans laquelle le programme mis en œuvre sur le terrain correspond au modèle théorique initial – est un facteur critique de succès. Garantir une haute qualité à grande échelle nécessite un investissement soutenu dans la formation, la supervision et la rémunération du personnel de la petite enfance. La qualité n’est pas un luxe, c’est l’ingrédient actif de l’intervention.

Définir le bon “dosage” et le bon “timing”

Quelle est l’intensité (heures par semaine), la durée (nombre d’années) et le timing (âge de début) optimaux pour une intervention ? La réponse est complexe et dépend probablement des objectifs visés. Les données suggèrent que “plus c’est précoce, mieux c’est”, notamment pour les enfants les plus à risque. Des interventions plus longues et plus intensives produisent généralement des effets plus importants. Cependant, il faut trouver un équilibre avec le coût et l’acceptabilité pour les familles. La recherche doit continuer à affiner notre compréhension du “dosage” nécessaire pour obtenir des effets durables sans être prohibitivement coûteux.

Orientations futures : intégration et innovation

L’avenir de l’intervention précoce se dessine autour de plusieurs axes innovants :

  • Les approches à deux générations (2Gen) : Comme mentionné précédemment, intégrer le soutien aux parents (stabilité économique, santé mentale) avec les services à l’enfant est une voie prometteuse pour créer un changement systémique et durable.
  • L’intégration des technologies : Les technologies numériques peuvent être des outils puissants pour soutenir les interventions, par exemple via des applications mobiles fournissant des conseils personnalisés aux parents, ou des logiciels éducatifs adaptatifs pour les enfants. Leur développement doit cependant être guidé par la science du développement pour garantir leur efficacité et éviter les écueils.
  • Le focus sur des mécanismes spécifiques : Plutôt que d’adopter une approche globale, de nouvelles interventions se concentrent sur le renforcement ciblé de mécanismes clés, comme les fonctions exécutives ou la qualité des interactions “serve and return” entre l’adulte et l’enfant.

Conclusion

L’analyse convergente des données issues des neurosciences, de la psychologie et de l’économie dresse un tableau sans équivoque : les premières années de la vie sont fondatrices pour le développement cognitif, et les interventions précoces de haute qualité constituent un levier d’action d’une puissance exceptionnelle. En agissant en phase avec la plasticité du cerveau en développement, ces programmes ne se contentent pas de combler des déficits ; ils construisent activement les fondations cognitives et socio-émotionnelles sur lesquelles s’édifieront tous les apprentissages futurs. Ils protègent l’architecture cérébrale des effets délétères du stress toxique et favorisent l’émergence de compétences essentielles comme les fonctions exécutives et le langage.

Les bénéfices à long terme, qui se mesurent en termes de réussite scolaire, de prospérité économique, de santé et de cohésion sociale, sont considérables et justifient amplement l’investissement initial. Les interventions précoces ne sont pas une panacée et les défis liés à la qualité et à la mise à l’échelle sont réels. Cependant, ignorer le poids des preuves serait une erreur scientifique et une faute morale. Investir de manière stratégique et soutenue dans le développement de la petite enfance n’est pas une dépense, mais l’investissement le plus fondamental qu’une société puisse faire dans son capital humain, sa prospérité future et sa quête de justice sociale. La science nous montre la voie ; il appartient à la société de la suivre.

Les sources :

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