Loin de l’image d’Épinal d’une vie dorée sous des cieux cléments, l’expatriation constitue une expérience psychologique d’une densité et d’une complexité remarquables. Elle représente un véritable laboratoire de l’adaptation humaine, où l’individu est confronté non seulement à une nouvelle géographie, mais à une refonte profonde de ses repères identitaires, sociaux et affectifs. Si le projet migratoire est souvent porté par une quête d’opportunités professionnelles, d’enrichissement personnel ou de découverte, il s’accompagne inévitablement d’un coût psychique, un “travail” adaptatif dont l’intensité est fréquemment sous-estimée. L’enthousiasme initial, souvent idéalisé, peut laisser place à une série de défis qui testent la résilience de l’individu et de son système familial. Cet article se propose de disséquer, sous le prisme de la psychologie clinique et interculturelle, les mécanismes à l’œuvre dans ce processus. Nous analyserons les étapes du choc culturel, les deuils symboliques inhérents au déplacement, les stratégies d’acculturation et leurs impacts sur la santé mentale. Enfin, nous explorerons les vulnérabilités psychopathologiques spécifiques et soulignerons le rôle capital du soutien émotionnel, formel et informel, comme médiateur de la réussite d’une transition expatriée. L’objectif n’est pas de pathologiser une expérience fondamentalement humaine, mais de fournir un cadre d’analyse rigoureux pour comprendre, anticiper et accompagner les turbulences psychologiques de la vie à l’étranger.
A. Le Choc Culturel Démystifié : Au-delà du Stéréotype Touristique
Le concept de “choc culturel”, bien que popularisé, est souvent réduit à une simple caricature de l’inconfort face à des coutumes exotiques. En réalité, il s’agit d’un processus psychologique profond et structuré, qui décrit la désorientation éprouvée par un individu immergé dans un environnement culturel radicalement différent du sien. Conceptualisé initialement par l’anthropologue Kalervo Oberg, le choc culturel n’est pas un signe de faiblesse, mais une réaction normale à la perte soudaine de tous les signaux et symboles sociaux que nous utilisons pour nous orienter dans notre quotidien.
La modélisation la plus célèbre de ce processus est la “courbe en U” de Sverre Lysgaard, qui, bien que critiquée pour son schématisme, offre un cadre de compréhension utile. Cette courbe se décline généralement en quatre phases distinctes :
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La Phase de “Lune de Miel” (Honeymoon Stage) : À l’arrivée, l’expatrié est souvent dans un état d’euphorie et d’idéalisation. Les différences culturelles sont perçues comme excitantes, nouvelles et charmantes. L’individu se concentre sur les similitudes et est porté par le projet et l’excitation de la découverte. Sur le plan cognitif, les biais de confirmation positifs sont à l’œuvre, filtrant les informations pour renforcer la décision de s’expatrier. Cette phase est souvent de courte durée, de quelques semaines à quelques mois.
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La Phase de Crise ou de “Choc” (Crisis/Culture Shock Stage) : C’est le creux de la courbe en U. L’enthousiasme s’estompe pour laisser place à la frustration, à l’anxiété et parfois à l’hostilité. Les différences culturelles, autrefois charmantes, deviennent des irritants majeurs. Des difficultés de communication, un sentiment d’incompétence sociale (ne pas savoir comment se comporter dans des situations simples comme faire la queue ou interagir avec des commerçants), et un sentiment d’isolement prédominent. Des symptômes psychosomatiques peuvent apparaître : fatigue chronique, troubles du sommeil, irritabilité, maux de tête. C’est à ce stade que l’individu prend conscience de l’ampleur de ce qu’il a perdu et de la difficulté de la tâche adaptative.
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La Phase d’Ajustement et de Réorientation (Adjustment/Recovery Stage) : Si la phase de crise est surmontée, l’expatrié commence à développer des stratégies d’adaptation plus efficaces. Il acquiert progressivement une meilleure maîtrise de la langue, décode les normes culturelles implicites et commence à construire un nouveau réseau social. Un sentiment de compétence et de contrôle sur son environnement émerge. L’humour et une perspective plus nuancée remplacent la frustration. L’individu apprend à naviguer dans la nouvelle culture sans pour autant abandonner la sienne.
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La Phase de Maîtrise ou d’Adaptation (Mastery/Adaptation Stage) : L’individu a atteint un niveau de confort et de fonctionnalité élevé dans la culture d’accueil. Il est capable de fonctionner de manière biculturelle, en passant d’un code culturel à l’autre avec aisance. Les valeurs et les coutumes de la culture d’accueil sont acceptées et appréciées, non plus comme étant “meilleures” ou “pires”, mais simplement “différentes”. L’identité de l’individu s’est enrichie et complexifiée.
Des modèles plus récents, comme la “courbe en W”, ajoutent à ce schéma le phénomène du “choc culturel inversé” lors du retour au pays d’origine (la ré-expatriation), qui suit des phases similaires de désorientation et de réajustement. Comprendre ce processus est fondamental, car il permet de normaliser les émotions négatives ressenties. Savoir que la frustration et l’anxiété font partie d’un parcours prévisible peut déculpabiliser l’expatrié et l’encourager à chercher des ressources plutôt qu’à interpréter son état comme un échec personnel.
B. Le Deuil Migratoire : Les Pertes Invisibles de l’Expatriation
L’expatriation, même lorsqu’elle est volontaire et désirée, active un processus psychologique complexe s’apparentant au deuil. Le psychiatre Joseba Achotegui a conceptualisé le “deuil migratoire” pour décrire le travail psychique nécessaire pour composer avec les pertes multiples et souvent invisibles liées au fait de quitter son pays. Contrairement au deuil classique lié à la mort d’un proche, le deuil migratoire est souvent partiel (les objets perdus existent toujours, mais sont inaccessibles), récurrent (réactivé par des appels, des nouvelles, des fêtes) et surtout, non reconnu socialement. L’entourage de l’expatrié, dans le pays d’origine comme dans le pays d’accueil, a tendance à minimiser cette dimension de perte en se focalisant sur les aspects positifs de l’expérience (“Quelle chance tu as !”).
Ce deuil se manifeste sur plusieurs plans :
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La Perte du Réseau Social et Familial : C’est la perte la plus évidente. L’expatrié se retrouve privé du soutien quotidien, spontané et inconditionnel de sa famille et de ses amis de longue date. Les interactions deviennent médiées par la technologie, asynchrones et planifiées, perdant une grande partie de leur substance affective.
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La Perte de la Langue Maternelle : Même pour ceux qui maîtrisent la langue du pays d’accueil, l’impossibilité d’utiliser sa langue maternelle dans toutes ses nuances (humour, implicites, expressions idiomatiques) crée une forme de “handicap” expressif. Cela peut mener à un sentiment de régression intellectuelle et à une personnalité perçue comme plus plate ou moins complexe.
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La Perte des Repères Culturels : Il s’agit de la perte de l’environnement sensoriel familier : les odeurs, les goûts (la “madeleine de Proust”), les paysages, l’architecture, les sons de la ville. C’est aussi la perte des codes culturels implicites qui rendent la vie fluide et prévisible, comme les règles de politesse, la gestion du temps ou les normes relationnelles.
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La Perte du Statut Social et Professionnel : Pour de nombreux expatriés, notamment les conjoints accompagnateurs (“trailing spouses”), le déménagement s’accompagne d’une perte de statut professionnel, d’autonomie financière et d’identité sociale. Les diplômes peuvent ne pas être reconnus, et la carrière mise entre parenthèses.
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La Perte de Contact avec le Sol Natal : Une dimension plus existentielle, liée à la perte de la “terre”, des racines, du sentiment d’appartenance physique à un lieu.
Le travail de deuil migratoire est complexe car l’objet perdu n’est pas mort. Le pays d’origine continue d’exister, ce qui peut entretenir une nostalgie douloureuse et empêcher l’investissement complet dans le nouvel environnement. Le fait que ce deuil ne soit pas validé socialement peut conduire à un “deuil non autorisé” (unauthorized grief), où l’expatrié se sent coupable ou illégitime de ressentir de la tristesse. La reconnaissance de ce processus de deuil est une étape cruciale pour permettre à l’individu d’intégrer ses pertes et de se reconstruire une identité cohérente dans son nouveau contexte de vie.
C. Les Stratégies d’Acculturation : Naviguer entre Deux Mondes
Face à une nouvelle culture, chaque individu déploie, consciemment ou non, des stratégies d’adaptation. Le psychologue John W. Berry a développé un modèle d’acculturation influent qui repose sur deux questions fondamentales que se pose l’immigrant : 1) “Est-il important pour moi de maintenir mon identité et mes caractéristiques culturelles d’origine ?” et 2) “Est-il important pour moi d’établir et de maintenir des relations avec les membres de la société d’accueil ?”. Les réponses à ces deux questions (oui/non) définissent quatre stratégies d’acculturation distinctes :
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L’Intégration : L’individu répond “oui” aux deux questions. Il cherche à la fois à maintenir sa culture d’origine et à participer activement à la vie de la société d’accueil. Cette stratégie implique une posture de biculturalisme, où l’expatrié est capable de naviguer entre les deux systèmes culturels. La recherche montre de manière constante que l’intégration est la stratégie la plus adaptative, associée au plus haut niveau de bien-être psychologique, à la plus faible détresse et à la meilleure estime de soi. Elle permet une identité riche et flexible.
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L’Assimilation : L’individu répond “non” à la première question et “oui” à la seconde. Il abandonne sa culture d’origine pour adopter pleinement les valeurs, les normes et les comportements de la société d’accueil. Bien que cela puisse faciliter l’insertion sociale à court terme, cette stratégie peut s’accompagner d’un sentiment de perte identitaire, de reniement de soi et de conflits avec la communauté d’origine. La pression à l’assimilation par la société d’accueil peut également être une source de stress importante.
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La Séparation (ou Ségrégation) : L’individu répond “oui” à la première question et “non” à la seconde. Il valorise sa culture d’origine et souhaite la maintenir à tout prix, en évitant ou en rejetant le contact avec la culture d’accueil. L’expatrié vit alors souvent dans une “bulle” communautaire, interagissant principalement avec des compatriotes. Si cette stratégie peut offrir un refuge et un soutien social important, elle limite les opportunités d’apprentissage interculturel et peut mener à la marginalisation et à l’hostilité vis-à-vis de la société d’accueil.
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La Marginalisation : L’individu répond “non” aux deux questions. Il y a une perte de contact à la fois avec la culture d’origine (souvent perçue comme rejetée) et avec la culture d’accueil (qui est perçue comme rejetante). C’est la stratégie la moins adaptative, associée à des niveaux élevés d’anomie, de confusion identitaire, d’anxiété et de dépression. L’individu se sent étranger partout, n’appartenant à aucun groupe.
Le choix d’une stratégie n’est pas uniquement individuel. Il est fortement influencé par les politiques d’immigration du pays d’accueil et par l’attitude de la société majoritaire (tolérance au multiculturalisme, pression à l’assimilation, discrimination). Une société ouverte et accueillante facilite l’intégration, tandis qu’une société xénophobe ou rigide peut pousser les individus vers la séparation ou la marginalisation. Pour l’expatrié, prendre conscience de sa propre orientation d’acculturation peut l’aider à comprendre ses réactions et à ajuster ses comportements pour tendre vers une intégration plus saine.
D. Les Vulnérabilités Psychopathologiques Spécifiques
Le stress chronique inhérent au processus d’adaptation culturelle peut agir comme un facteur déclenchant ou aggravant pour diverses psychopathologies. L’expatriation n’est pas en soi une cause de trouble mental, mais elle constitue un facteur de risque significatif pour les individus prédisposés.
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Troubles Anxieux : L’anxiété est omniprésente dans l’expérience expatriée. L’anxiété généralisée peut être alimentée par l’incertitude constante, la charge mentale liée à la gestion du quotidien dans un système inconnu, et les inquiétudes pour la famille restée au pays. L’anxiété sociale est également fréquente, découlant de la peur de commettre des impairs culturels, de mal s’exprimer dans la langue étrangère, et d’être jugé. Les attaques de panique peuvent survenir lors de la phase de crise du choc culturel.
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Épisodes Dépressifs : La dépression chez l’expatrié est souvent liée au deuil migratoire non résolu, à l’isolement social et au sentiment de perte de contrôle. La perte de statut, le manque de reconnaissance professionnelle et le sentiment d’être un “fardeau” (notamment pour les conjoints accompagnateurs) sont des facteurs de risque majeurs. La symptomatologie peut être atypique, se manifestant davantage par de l’irritabilité, un retrait social et une anhédonie (perte de plaisir) que par une tristesse exprimée.
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La Somatisation : Lorsque la détresse psychologique ne peut être verbalisée ou reconnue, elle peut s’exprimer à travers le corps. Les expatriés présentent souvent des plaintes somatiques diffuses : maux de tête persistants, troubles gastro-intestinaux, douleurs musculaires, fatigue extrême, etc. Ces symptômes, pour lesquels aucune cause organique n’est trouvée, sont l’expression d’un stress psychologique intense.
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Crise d’Identité : L’expatriation force à une remise en question de son identité. “Qui suis-je en dehors de mon contexte habituel ?”. Cette interrogation peut être particulièrement aiguë pour les adolescents et les jeunes adultes, mais aussi pour les “Enfants de la Troisième Culture” (Third Culture Kids - TCKs), ces enfants qui ont passé une partie significative de leurs années de développement dans une culture autre que celle de leurs parents. Ils développent souvent une identité multiculturelle, mais peuvent lutter avec la question “D’où viens-je ?”, ne se sentant pleinement “chez eux” nulle part.
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Usage de Substances : Face à l’anxiété et à l’isolement, certains expatriés peuvent recourir à l’alcool ou à d’autres substances comme stratégie d’adaptation dysfonctionnelle, cherchant un soulagement temporaire à leur mal-être.
Il est crucial de noter que ces vulnérabilités sont souvent exacerbées par les barrières à l’accès aux soins de santé mentale dans le pays d’accueil : barrière de la langue, méconnaissance du système de santé local, coût des consultations, et difficulté à trouver un thérapeute culturellement compétent.
E. Le Soutien Émotionnel : Pilier de la Résilience de l’Expatrié
Face à ces défis, le soutien social et émotionnel est le principal facteur protecteur et le plus puissant levier de résilience. Ce soutien peut prendre différentes formes, toutes complémentaires.
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Le Soutien Informel :
- Le Réseau d’Origine (Famille et Amis) : Maintenir le lien avec le pays d’origine via la technologie est vital. Cependant, ce soutien a ses limites. L’entourage resté au pays peut peiner à comprendre la réalité des difficultés vécues par l’expatrié, ce qui peut mener à un décalage et à un sentiment d’incompréhension.
- La Communauté d’Expatriés : Se rapprocher d’autres expatriés, notamment des compatriotes, offre un espace de validation émotionnelle essentiel. Partager des expériences similaires permet de normaliser ses propres réactions et de recevoir des conseils pratiques. C’est un “refuge” indispensable, surtout au début. Le risque, comme mentionné précédemment, est de rester dans cette bulle au détriment de l’intégration locale.
- Le Réseau Local : Tisser des liens d’amitié avec des membres de la société d’accueil est le marqueur d’une intégration réussie. C’est un processus souvent long et difficile, qui demande un effort proactif. Ces relations sont pourtant les plus enrichissantes, car elles offrent une véritable fenêtre sur la culture locale et ancrent l’individu dans sa nouvelle vie.
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Le Soutien Formel :
- Les Programmes d’Aide aux Employés (PAE) : De plus en plus de multinationales proposent des PAE qui incluent un soutien psychologique pour leurs employés expatriés et leurs familles. Ces programmes peuvent offrir des séances de conseil confidentielles, des formations interculturelles et un accompagnement à la répatriation.
- Le Coaching Interculturel : Le coaching peut aider l’expatrié à développer des compétences pratiques pour naviguer dans la nouvelle culture, à fixer des objectifs d’adaptation et à gérer le stress de manière proactive. Il est plus orienté vers l’action que la thérapie.
- La Psychothérapie : Lorsque la détresse devient significative et que les stratégies d’adaptation sont inefficaces, le recours à un psychothérapeute est indiqué. Il est primordial de trouver un professionnel qui soit non seulement compétent cliniquement, mais aussi “culturellement compétent”. Un thérapeute sensible aux enjeux de l’expatriation saura reconnaître un deuil migratoire, comprendre les dynamiques d’acculturation et ne pas pathologiser des réactions qui sont normales dans ce contexte. La thérapie en ligne (télépsychologie) a considérablement facilité l’accès à des thérapeutes partageant la même langue et la même culture d’origine, ce qui peut être un atout majeur.
Le soutien, qu’il soit formel ou informel, agit comme un tampon contre le stress. Il fournit des ressources émotionnelles (empathie, réconfort), informationnelles (conseils, informations) et pratiques (aide matérielle), qui permettent à l’expatrié de recharger ses batteries psychiques et de renforcer son sentiment d’efficacité personnelle face aux défis de l’adaptation.
F. L’Expatriation au Féminin et les Dynamiques Familiales
L’expérience de l’expatriation n’est pas monolithique ; elle est profondément genrée et modulée par la structure familiale. Les femmes, en particulier, font face à des défis spécifiques qui méritent une attention particulière.
Le cas du “conjoint suiveur” (le plus souvent une femme) est emblématique. Alors que l’expatrié “principal” (le plus souvent un homme) bénéficie d’un cadre professionnel structurant, d’un statut, d’un revenu et d’un réseau social immédiat via son travail, le conjoint accompagnateur subit souvent une série de pertes brutales : arrêt de sa carrière, perte d’indépendance financière, effacement de son identité professionnelle au profit de son rôle de “femme/mari de”. Cette situation est un terreau fertile pour la frustration, la perte d’estime de soi et la dépression. La charge de l’organisation de la vie familiale dans un nouvel environnement (école, santé, logement) repose très souvent sur ses épaules, ajoutant une charge mentale considérable à un sentiment d’isolement déjà prégnant.
Les femmes qui s’expatrient pour leur propre carrière font également face à des pressions distinctes. Elles peuvent être confrontées à des stéréotypes de genre plus marqués dans la culture d’accueil, devant naviguer entre les attentes professionnelles de leur entreprise et les normes culturelles locales concernant le leadership féminin. La conciliation entre vie professionnelle et vie familiale peut s’avérer encore plus complexe à l’étranger, en l’absence du réseau de soutien habituel (grands-parents, amis).
Enfin, l’impact sur les enfants ne doit pas être négligé. Les “Enfants de la Troisième Culture” (TCK) développent des compétences remarquables : adaptabilité, ouverture d’esprit, maîtrise de plusieurs langues. Cependant, ils peuvent aussi souffrir de deuils répétés à chaque déménagement (perte des amis), d’une identité racinaire flottante et de difficultés d’attachement. La stabilité du couple parental et sa capacité à communiquer ouvertement sur les défis de l’expatriation sont des facteurs déterminants pour le bien-être psychologique des enfants. La famille expatriée fonctionne comme un système : la détresse d’un membre affecte inévitablement tous les autres.
G. La Préparation et le Retour : Les Angles Morts du Cycle de l’Expatriation
Le cycle de l’expatriation ne se limite pas à la période passée à l’étranger. Deux phases cruciales, souvent négligées, encadrent cette expérience : la préparation en amont et la gestion du retour.
- La Préparation Psychologique au Départ : Trop souvent, la préparation à l’expatriation se concentre sur les aspects logistiques (déménagement, visas, logement) au détriment de la préparation psychologique. Une préparation efficace devrait inclure :
- Une gestion réaliste des attentes : Discuter en couple et en famille des espoirs, mais aussi des craintes. Anticiper les difficultés potentielles plutôt que d’idéaliser l’expérience.
- Une formation interculturelle : Aller au-delà des guides touristiques pour comprendre les valeurs profondes, les styles de communication et les normes sociales du pays d’accueil.
- Une évaluation des ressources personnelles et familiales : Quelles sont nos forces ? Comment gérons-nous le stress habituellement ? Quel est notre plan de soutien ?
Une bonne préparation psychologique ne prévient pas le choc culturel, mais elle donne les outils pour mieux le comprendre et le traverser.
- La Répatriation et le Choc Culturel Inversé : Le retour au pays d’origine est souvent perçu comme une simple formalité, un “retour à la normale”. C’est une erreur fondamentale. La répatriation est une transition tout aussi, voire plus, difficile que l’expatriation initiale. L’expatrié de retour est confronté au “choc culturel inversé” :
- Le sentiment de décalage : L’individu a changé, mais son pays d’origine aussi. Il ne retrouve pas le “chez soi” qu’il a idéalisé. Ses nouvelles perspectives, acquises à l’étranger, peuvent se heurter à l’incompréhension de son entourage.
- La perte de l’identité d’expatrié : Le statut spécial et l’identité valorisante liés à la vie à l’étranger disparaissent.
- La banalisation de l’expérience : L’entourage montre souvent peu d’intérêt pour les récits de l’étranger après un certain temps, ce qui peut être vécu comme une invalidation de plusieurs années de sa vie.
Ce processus peut engendrer un sentiment d’aliénation profond, celui de n’être plus “chez soi” nulle part. Les entreprises ont une grande responsabilité dans l’accompagnement de leurs employés et de leurs familles lors de la répatriation, un aspect encore trop souvent sous-estimé.
Conclusion
L’expatriation est une formidable aventure humaine qui offre des opportunités de croissance personnelle et d’enrichissement sans égales. Cependant, sous le vernis de la découverte et de l’opportunité se cache un processus d’adaptation psychologique exigeant, jalonné de défis réels et parfois douloureux. Le choc culturel, le deuil migratoire, la redéfinition identitaire et la pression sur les équilibres familiaux ne sont pas des exceptions, mais des composantes structurelles de l’expérience.
La clé d’une expatriation réussie ne réside pas dans l’absence de difficultés, mais dans la capacité à les reconnaître, à les nommer et à mobiliser les ressources nécessaires pour y faire face. Cela implique, pour l’individu, de faire preuve d’introspection et d’accepter sa propre vulnérabilité. Cela requiert, pour les familles, une communication ouverte et un soutien mutuel indéfectible. Cela exige, pour les entreprises et les institutions, de passer d’une gestion purement logistique à un accompagnement humain et psychologique tout au long du cycle de l’expatriation, du départ jusqu’au retour.
En démystifiant les épreuves psychologiques de la vie à l’étranger, nous pouvons non seulement prévenir une détresse considérable, mais aussi permettre à l’expatrié de transformer ces défis en une véritable compétence : la résilience interculturelle. C’est cette résilience, forgée au creuset de l’altérité, qui constitue en définitive le gain le plus précieux et le plus durable de l’aventure expatriée.
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